Benoît XVI: un pape allemand face aux défis du monde moderne Jean Klein Mai 2007 NNote du Cerfa 43ote du Cerfa 43 Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) L’Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d’information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l’Ifri est une association reconnue d’utilité publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune tutelle administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses travaux. En 2005, l’Ifri a ouvert une branche européenne à Bruxelles. Eur-Ifri est un think tank dont les objectifs sont d’enrichir le débat européen par une approche interdisciplinaire, de contribuer au développement d’idées nouvelles et d’alimenter la prise de décision. Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité des auteurs. Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) © Tous droits réservés, Ifri, 2007 - www.ifri.org ISBN : 978-286592-193-5 IFRI EUR-IFRI 27 rue de la Procession 22-28 av. d'Auderghem 75740 paris cedex 15 - France B -1040 Bruxelles - Belgique TEL.: 33 (0)1 40 61 60 00 TEL.: 32(2) 238 51 10 FAX: 33 (0)1 40 61 60 60 FAX: 32(2) 238 51 15 E-Mail: ifri@ifri.org E-Mail: info.eurifri.ifri.org SITE INTERNET: www.ifri.org J . Klein / Benoît XVI Introduction ’élévation du cardinal Joseph Ratzinger sur le trône de Saint Pierre après le décès du pape Jean-Paul II avait été prévue par des observateurs proches du Vatican et des media avaient fait écho à ces rumeurs dans les jours qui précédèrent la réunion du conclave. Toutefois, son élection a provoqué une surprise navrée dans les milieux qui le taxaient de conservatisme et lui reprochaient de mettre en question les acquis du concile Vatican II par son intransigeance doctrinale. Les traditionalistes au contraire ont pu se réjouir du choix par le conclave d’un théologien de haut vol soucieux avant tout de préserver l’intégrité de la foi et peu enclin à une lecture progressiste des « signes des temps ». Enfin, certains se sont indignés que l’on ait osé porter à la tête de l’Église catholique un Allemand qui avait été membre des jeunesses hitlériennes (Hitlerjugend) et aurait eu partie liée avec un régime totalitaire1. Mais il apparut bientôt que le comportement et les propos du nouveau pape ne correspondaient pas à la vision caricaturale qu’en présentaient certains médias et que les jugements à l’emporte-pièce sur sa personne étaient pour le moins téméraires. Ainsi, de nombreux observateurs ont relevé que sur des sujets aussi controversés que l’œcuménisme, le dialogue interreligieux et la contribution de l’Église catholique à l’élaboration d’une éthique mondiale (Weltethos), Benoît XVI faisait preuve d’une ouverture qui démentait la réputation de Panzerkardinal et de grand inquisiteur qu’on lui avait faite. L Certes, des ressentiments subsistaient à l’égard du préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi qui avait pendant vingt- quatre ans2 fait preuve d’une grande fermeté dans la défense des dogmes et de l’ecclésiologie catholiques et n’avait pas hésité à tancer des théologiens explorant des voies nouvelles pour favoriser la diffusion du message évangélique dans les sociétés sous- développées d’Amérique latine (théologie de la libération) ou proposant des réformes institutionnelles susceptibles de satisfaire les revendications des « chrétiens de la base » (Kirche von unten) et de faciliter un rapprochement avec les Églises issues de la Réforme. Par Jean Klein est professeur émérite de l’Université Paris I – Sorbonne et chercheur associé à l’Institut français de relations internationales (Ifri). 1 La connivence du catholicisme avec le nazisme et l’empreinte qu’elle aurait laissée sur le jeune Joseph Ratzinger est dénoncée avec violence et non sans mauvaise foi dans l’article de M. Ash : « Hitleryouth and the Vatican », Truthout/Perspective, 28 avril 2005. 2 Le cardinal Ratzinger a été nommé préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi en 1981. irfI ©3/30 J . Klein / Benoît XVI ailleurs, on sait que l’élection de Benoît XVI n’a pas fait l’unanimité au sein de la classe politique outre-Rhin même si une majorité d’Allemands en a ressenti de la fierté3 et il est significatif qu’elle ait suscité plus de réserves dans les milieux catholiques que dans le monde protestant4. En dépit de l’accueil chaleureux réservé au pape lors des deux voyages qu’il a effectués dans son pays en août 2005 et en septembre 2006, ces préventions n’ont pas disparu et elles se manifestent notamment à propos de l’activité d’associations laïques qui se vouent à l’information des femmes enceintes tentées par l’avortement (Donum vitae) et de la position jugée trop rigide de la hiérarchie catholique en matière de contraception. Des conflits ont également surgi à l’occasion de la nomination d’évêques « conser- vateurs » dans certains diocèses et leurs séquelles continuent d’entretenir des frustrations au sein des communautés paroissiales. Enfin, on assiste dans les facultés de théologie, qui occupent une place importante dans le système universitaire allemand, à un affrontement entre des « progressistes » soucieux de relever les défis de la modernité et des « conservateurs » prétendument attachés à la défense d’une tradition immuable. Bien que le recours au vocabulaire politique pour rendre compte de controverses théologiques soit discutable, cette tendance prévaut aujourd’hui dans le débat public. Les confusions qu’elle entretient ne contribuent pas à la clarification des questions doctrinales soulevées par la nature de l’Église et sa place dans le monde. Certains considèrent que le nouveau pape saura se dégager des contraintes auxquelles devait se soumettre le préfet de la congré- gation pour la doctrine de la foi et que ses qualités intellectuelles et pastorales le prédisposent à aller de l’avant et à prendre les mesures qui s’imposent pour promouvoir le bien de l’Église universelle. D’autres doutent de sa volonté de procéder à des réformes de fond qui conféreraient une plus grande latitude aux Églises locales et accorderaient des responsabilités accrues aux laïcs et aux femmes. On a évoqué à cette occasion le précédent du pape allemand Léon IX qui a défendu au XIe siècle l’indépendance de l’Église face aux empiétements du pouvoir temporel et a entrepris de la régénérer avec le concours de grands théologiens et de l’ordre de Cluny. Mais à trop insister sur la primauté du pontife romain au sein de la chré- tienté, il aurait provoqué la rupture avec l’Église d’Orient survenue en 1054, l’année même de sa mort. Benoît XVI, à qui incombe la mission de réformer l’Église et de la préserver des « séductions de l’esprit du 3 Sur l’accueil mitigé de l’élection du pape dans la classe politique allemande, voir : « Ein wenig stolz. Berlin gratuliert Rom », Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), 21 avril 2005. Ces réserves n’ont pas empêché la presse à sensation d’identifier le peuple allemand au pape selon la formule fusionnelle : « Wir sind Papst », Bild- Zeitung, 20 avril 2005. 4 Des théologiens protestants ont réagi favorablement à l’élection de Benoît XVI et ont émis l’espoir que sa parfaite connaissance de l’apport de la Réforme au christianisme et son souci de promouvoir l’œcuménisme dans la clarté l’inciteront à faire progresser la cause de l’unité. Voir Fr. W. Graf : « Immerwährender Stachel. Der Papst aus protestantischer Sicht », FAZ, 21 avril 2005 et E. Jüngel, « Sie haben einen Papst », Neue Zürcher Zeitung (NZZ), 21 avril 2005. irfI ©4/30 J . Klein / Benoît XVI temps », pourrait lui aussi être tenté d’élargir le domaine où s’exerce sa primauté et prendre des décisions autoritaires génératrices de conflits avec les Églises locales. Eu égard aux frictions qui se sont produites au cours des dernières années dans les relations entre le cardinal Ratzinger et des catholiques allemands, il est à craindre que l’Allemagne devienne le terrain de prédilection pour une épreuve de force de cette nature5. Il convient donc de s’interroger sur la signification de l’élection d’un homme d’Église qui était en butte à l’hostilité des milieux mo- dernistes et qui a pourtant recueilli en l’espace de vingt-quatre heures les suffrages de plus des deux tiers des 117 cardinaux réunis en conclave dans la chapelle Sixtine du 18 au 19 avril 2005. En l’oc- currence, les critères d’origine géographique et d’appartenance nationale n’ont joué qu’un rôle secondaire et les électeurs se sont prononcés en tenant compte surtout des qualités humaines et intellectuelles de Joseph Ratzinger et de l’expérience qu’il avait acquise dans la gestion des affaires de l’Église aux côtés de Jean- Paul II. Celui-ci avait précisé en 1996 dans la constitution apostolique Universi Dominici Gregis sur « la vacance du siège apostolique et l’élection du pontife romain » qu’avant de faire leur choix les cardinaux devaient se soucier avant tout de « la gloire de Dieu et du bien de l’Église et donner leur voix à celui qu’ils auront jugé plus capable que les autres, même hors du collège cardinalice, de gouverner l’Église universelle avec fruit et utilité6. » À cet égard, le clivage « progressiste-conservateur » n’était pas pertinent d’autant que des concepts tels que modernité, sécularisation et individualisme n’ont pas dans les pays du sud la même résonance que dans les sociétés développées du Nord7. Si on se fie aux informations contenues dans le journal anonyme d’un cardinal qui aurait violé le secret des délibérations du conclave on dispose d’éléments permettant de reconstituer le pro- cessus qui a débouché sur l’élection de Joseph Ratzinger8. Celle-ci serait intervenue au quatrième tour de scrutin : 84 voix se seraient portées sur son nom alors que son « challenger » l’archevêque de Buenos Aires, Jorge Mario Bergoglio, n’en aurait recueilli que 26. Au troisième tour, celui-ci avait obtenu 40 voix et les cardinaux qui le soutenaient disposaient ainsi d’une « minorité de blocage ». Mais en 5 Voir D. Deckers, « Wider den Zeitgeist », FAZ, 21 avril 2005. 6 Dans la constitution apostolique Universi Dominici Gregis du 22 février 1996, le pape Jean-Paul II avait défini la procédure à suivre pour élire son successeur. Par ailleurs, il avait nommé de nombreux cardinaux issus des pays du Tiers-Monde pour tenir compte du poids grandissant des catholiques vivant dans les pays du Sud. On trouvera un bon aperçu de l’évolution des conclaves depuis leur institutionnalisation par le pape Grégoire X au XIIIe siècle chez Nikos Tzermias, « Bei der Papstwahl einzig Gott vor Augen », NZZ, 16/17 avril 2005. 7 Voir l’éditorial : « Ein Papst zum Segen und Nutzen aller », NZZ, 16/17 avril 2005. 8 Ce « journal » du conclave a été présenté le 23 septembre par un journaliste du Vatican, Lucio Brunelli, et est censé confirmer les rumeurs et les indiscrétions qui circulaient depuis quelques semaines à Rome. Voir H.-J. Fischer, « Verlässliche Indiskretionen ermöglichen die Rekonstruktion der Papstwahl », FAZ, 24 septembre 2005. irfI ©5/30 J . Klein / Benoît XVI définitive ils n’en auraient pas usé, estimant sans doute que l’op- position entre « r éformistes » et « t raditionalistes » n’était pas suffisamment tranchée pour justifier une politique d’obstruction et qu’il n’eût pas été convenable de se laisser guider par des sentiments personnels dans une affaire aussi grave que la désignation du chef de l’Église catholique9. Au demeurant, un combat de retardement n’aurait pas modifié les résultats de l’élection puisque, selon la procédure en vigueur, le pape peut être élu à la majorité simple si le collège des électeurs estime qu’une majorité qualifiée ne peut être obtenue au terme d’un certain nombre de scrutins10. Ainsi Joseph Ratzinger devenait sous le nom de Benoît XVI le 264e successeur de Saint Pierre, une majorité de cardinaux, d’arche- vêques et de hauts dignitaires de l’Église ayant estimé que nul n’était plus digne que lui pour faire fructifier l’héritage de Jean-Paul II. Toutefois, par le choix de son nom, le nouveau pape manifestait l’intention de ne pas se situer exclusivement dans la mouvance de ses prédécesseurs immédiats, mais d’inscrire son action dans le prolongement de la tradition pluriséculaire de l’Église. S’adressant à la foule massée sur la place de Saint Pierre à Rome après son élection, il avait fixé le cap et son « Andiamo avanti » reflétait sa volonté d’aborder sans complexe tous les problèmes auxquels l’Église est confrontée au XXe siècle. En définitive, le choix de Joseph Ratzinger comme pontife suprême s’explique par des considérations qui tiennent aussi bien à sa personnalité qu’à l’ampleur des défis auxquels est exposée l’Église catholique. Ainsi, on s’est refusé à souscrire aux jugements sommaires qui tendaient à le présenter comme un Bavarois obtus, un grand inquisiteur, un prince de l’Église attaché à ses privilèges, un nostalgique de l’Église préconciliaire et un théologien réactionnaire. En revanche, on a été sensible à ses qualités humaines et intel- lectuelles : une vaste culture philosophique et littéraire, des connais- sances encyclopédiques en théologie, sa maîtrise des langues étrangères, la clarté de son propos et son sens des nuances dans l’exposé de la doctrine chrétienne. C’est que contrairement à une légende tenace, le magistère romain ne procède plus à des condam- nations unilatérales en brandissant le dogme de l’infaillibilité ponti- ficale, mais prend ses décisions après une large consultation des théologiens, des évêques et du collège des cardinaux11. Enfin, l’élection de Benoît XVI répond sans doute à la volonté de donner un 9 « Le pape exhorte vivement les cardinaux électeurs à ne pas se laisser guider, dans l’élection du Pontife, par la sympathie ou l’aversion ou influencer par des faveurs ou par des rapports personnels envers quiconque… » (§ 83 de la constitution Universi Dominici Gregis). 10 Le § 62 de la constitution apostolique dispose que « les deux tiers des suffrages de la totalité des électeurs présents sont requis pour la validité de l’élection du pontife romain ». La procédure à suivre dans l’hypothèse où la majorité des deux tiers ne peut être obtenue est décrite aux § 74 et 75. 11 Voir les entretiens du cardinal Ratzinger avec le publiciste Peter Sewald, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du IIIème millénaire, Paris, Flammarion/Cerf, 1997, p. 13 sq. irfI ©6/30 J . Klein / Benoît XVI coup d’arrêt à des dérives de l’Église catholique qui risquent de lui faire perdre son identité et de la vouer à l’insignifiance dans un monde sécularisé. À cet égard, le nouveau pape apparaît comme une figure emblématique, dans la mesure où il n’a cessé de souligner la spécificité de l’action de l’Église dans la lutte contre la pauvreté, lancé des mises en garde contre la tentation d’un messianisme temporel et déploré le penchant de certaines Églises à privilégier l’action sociale au détriment de la prédication de l’évangile. Selon lui, l’option préférentielle pour les pauvres ne peut être dissociée de l’économie du salut révélée par le Christ et « une Église dont la préoccupation majeure serait de s’adapter en permanence aux besoins des hommes perdrait sa raison d’être12.» 12 Voir l’entretien qu’il a accordé en octobre 2004 à l’hebdomadaire italien Panorama : « Plus une religion s’assimile au monde et plus elle devient superflue ». irfI ©7/30 J . Klein / Benoît XVI Brève esquisse biographique l ne saurait être question de présenter dans cette note l’action menée par le pape Benoît XVI depuis son accession au trône pon- tifical ; on se bornera à de brèves observations sur le lien qui est cen- sé exister entre son itinéraire d’intellectuel et d’homme d’Église alle- mand et les décisions qu’il pourrait être amené à prendre ou qu’il a déjà prises dans l’exercice de ses nouvelles fonctions. À cet égard, il faut souligner son attachement à sa patrie bavaroise et à la piété populaire dont il a subi l’empreinte pendant son enfance et sa jeu- nesse. De même, on ne peut faire abstraction de son expérience du régime nazi et de son appartenance à la génération dite des au- xiliaires de la DCA (Flakhelfer) à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On sait que Joseph Ratzinger, né le 16 avril 1927 à Marktl sur l’Inn, a répondu très tôt à l’appel du sacerdoce et qu’il fréquenta le séminaire Saint Michel à Traunstein de 1939 à 1943, à une époque où les nazis soumettaient les établissements d’enseignement catholiques à des pressions constantes car ils y voyaient des foyers de résistance spirituelle à la diffusion de leur vision du monde. C’est dans ce contexte qu’il faut situer son enrôlement dans la Hitlerjugend, épisode qu’il évoque dans ses entretiens avec Peter Sewald13. En mars 1939, lorsque l’adhésion des garçons de 14 à 18 ans devint obligatoire, il était trop jeune pour être directement concerné mais, à partir du printemps 1941, tous les séminaristes de Traunstein devinrent membres de la Hitlerjugend car c’était la condition pour bénéficier d’une réduction des droits de scolarité. Toutefois, lorsque Joseph Ratzinger quitta le séminaire à la suite de sa transformation en hôpital militaire (septembre 1941), il cessa de participer aux activités des jeunesses hitlériennes et un professeur de mathé- matiques compréhensif, quoique nazi, lui procura le certificat indis- pensable pour lui permettre de continuer de percevoir sa bourse d’é- tudes. I Cette version des faits a été corroborée par les recherches effectuées dans les archives de l’archevêché de Munich et Freysing ; dans une étude parue peu avant le voyage de Benoît XVI en Bavière, en septembre 2006, l’archiviste Volker Laube a mis en évidence les tracasseries permanentes dont le séminaire de Traunstein fit l’objet de la part des nazis. Il s’avère notamment que les responsables de cet établissement n’ont cédé aux pressions économiques et fi- nancières du pouvoir qu’après avoir épuisé toutes les autres possibi- lités de résistance. Ajoutons qu’un nazi fanatique, Wilhelm Rüdinger, 13 Voir Ratzinger/Seewald, op. cit., p. 52-53. irfI ©8/30 J . Klein / Benoît XVI fut nommé en septembre 1942 à la direction du collège (Oberschule) de Traunstein dont dépendait le séminaire fréquenté par Joseph Ratzinger et qu’il ne dissimula pas les sentiments hostiles que lui inspirait cet « établissement d’éducation placé sous la coupe d’hom- mes ensoutanés » (schwarze Erziehungsanstalt) qui agissaient au nom de « l’Internationale romaine pour détruire l’esprit völkisch que le nouveau régime s’attachait à promouvoir en Allemagne » (das völkische Vernichtungswerk der römischen Internationale)14. En 1943, Joseph Ratzinger fut mobilisé comme auxiliaire dans la défense anti-aérienne dans la région de Munich et, en sep- tembre 1944, il fut appelé sous les drapeaux dans le cadre du « ser- vice du travail obligatoire » (Arbeitsdienst). Affecté dans le Burgen- land, il refusa de se porter volontaire pour servir dans les Waffen SS en dépit des pressions qu’un officier avait exercées sur lui pour lui extorquer sa signature. Lorsqu’il fit valoir qu’un tel engagement était incompatible avec son intention de devenir prêtre catholique, il fut « renvoyé sous les quolibets et les jurons » mais ceux-ci avaient à ses yeux un « goût sublime » puisqu’ils le libéraient de la menace qui pesait sur sa liberté. La rupture du front en Hongrie à l’automne 1944 le ramena dans sa patrie bavaroise où il fut fait prisonnier par les forces américaines après la capitulation de la Wehrmacht. Après deux mois de captivité dans le camp à ciel ouvert de Bad Aibling, il fut libéré et, dans « l’Allemagne de l’année zéro », il reprit ses études au grand séminaire de Freysing avec la volonté de « rattraper enfin le temps perdu et de servir le Christ dans son Église en vue de temps nouveaux et meilleurs ». L’Église était le lieu de ses espérances car « en dépit de certaines faiblesses humaines elle avait fait contrepoids à l’idéologie dévastatrice des chemises brunes et dans l’enfer qui avait englouti les puissants elle avait tenu bon avec sa force qui vient de l’éternité15. » Cette conviction que les portes de l’enfer ne prévau- draient pas contre la Maison bâtie sur le roc explique certainement les prises de position ultérieures du cardinal Ratzinger en faveur d’une restauration des valeurs chrétiennes dans une Europe qui doute d’elle-même car « elle ne se reconnaît plus un fondement rationnel dans une foi commune16. » Ordonné prêtre en 1951 il enseigna dès l’année suivante à la Faculté de philosophie et de théologie de Freising tout en préparant une thèse de doctorat sur Saint Augustin et une thèse d’habilitation sur Bonaventure, qu’il soutint respectivement en 1953 et 195717. De 14 Voir Al. Schäffer, « Schwarze Erziehungstätte. Der Seminarist Joseph Ratzinger und die Hitler-Jugend », FAZ, 7 août 2006. 15 Voir J. Ratzinger, Ma vie. Souvenirs (1927-1997), Paris, Arthème Fayard, 1998, p. 35-50. 16 Voir l’entretien du cardinal Ratzinger avec Jean Sevillia : « Exclure la religion, c’est mutiler l’être humain », Figaro Magazine, 17 novembre 2001. 17 La thèse d’habilitation proposait une interprétation nouvelle de la pensée de Bonaventure à laquelle ne souscrivaient pas tous les membres de son jury de sorte qu’elle faillit ne pas être admise à soutenance. « Le drame de l’habilitation » eut un dénouement heureux le 21 février 1957 et permit à Joseph Ratzinger de s’engager dans une carrière universitaire. Voir Ma vie, op.cit. p. 81-92. irfI ©9/30 J . Klein / Benoît XVI 1958 à 1977, il enseigna la théologie fondamentale et la dogmatique dans plusieurs universités allemandes (Freising, Bonn, Münster, Tü- bingen, Ratisbonne) avant d’être nommé archevêque de Munich et Freising. C’est pendant cette période qu’il participa au concile Vatican II en qualité d’expert de l’archevêque de Cologne, le cardinal Frings, et participa activement à l’œuvre de rénovation de l’Église. Sa contri- bution au débat sur la réforme liturgique, aux côtés de Karl Rahner, lui vaudra d’être nommé en 1969 par le pape Paul VI membre de la commission pontificale internationale de théologie. À l’époque, on le rangeait dans le camp des « progressistes » et il fut quelque temps membre du comité de rédaction de la revue Concilium qui s’était as- signée pour mission de développer la réflexion théologique dans une Église ouverte au monde. Toutefois, les dérives auxquelles donna lieu l’application des décisions du concile et la crise de civilisation révélée par les mouvements contestataires de 1968 conduisirent le théologien Ratzinger à prendre ses distances par rapport aux cou- rants qui tendaient à miner l’autorité des pasteurs au profit des « exé- gètes » et des « sociologues » et à privilégier le « management » de l’Église au détriment de l’accomplissement de sa mission spirituelle. En 1981, il est appelé à Rome par le pape Jean-Paul II pour occuper la fonction de préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi. Comme il en est convenu lui-même, la charge qui lui incombait était lourde et « il ne l’aurait pas acceptée si son devoir n’avait consisté qu’à contrôler le travail des théologiens ». Ainsi, il s’est attaché dans la fidélité à l’enseignement de Vatican II non seulement à veiller sur la foi droite, mais également à travailler à sa promotion. À ses yeux, ce service était essentiel mais incompris, dans la mesure où le scepticisme a contaminé de nombreux croyants qui ont perdu le sens de l’Église. En effet, celle-ci n’est pas une organisation purement humaine mais la dépositaire d’une Vérité dont elle doit garantir la transmission de façon adéquate aux hommes de tous les temps18. » Par ailleurs, le cardinal Ratzinger s’insurgeait contre les interprétations abusives du Concile Vatican II et estimait qu’on ne pouvait pas le dissocier des conciles de Trente et de Vatican I qui participaient de la tradition ininterrompue de l’Église catholique. À cet égard, il récusait la distinction entre l’Église « pré » et « post » conciliaire et considérait que le fait de présenter Vatican II comme le point zéro d’une nouvelle histoire de l’Église était contraire à la lettre et à l’esprit des décisions prises en 1965. Il était donc nécessaire de redécouvrir le vrai concile et d’en appliquer les dispositions dans l’esprit des papes Jean XXIII et Paul VI, qui ne concevaient le dialogue avec le monde moderne que sur la base d’une identité de l’Église qui n’était pas mise en discussion. Après les errements de la première décennie consécutive à la clôture du concile, il convenait de s’engager dans la voie d’une restauration entendue non comme un retour en arrière, mais comme la recherche d’un nouvel équilibre des orientations et des valeurs à l’intérieur de la 18 Voir J. Ratzinger et V. Messori, Entretien sur la foi, Paris, Arthème Fayard, 1985, p. 23. irfI ©10/30 J . Klein / Benoît XVI catholicité tout entière. Le réalisme chrétien prôné par le cardinal Ratzinger impliquait donc une totale attention aux signes du temps mais également le courage de faire preuve d’anticonformisme et de ne pas s’ouvrir sans discernement à la mentalité dominante d’un monde agnostique et athée19. C’est en gardant présents à l’esprit ces traits de la personnalité du cardinal Ratzinger et son souci constant de remédier à la crise de l’Église universelle, que nous tenterons de mettre l’accent sur la spécificité allemande de l’action qu’il a menée et des initiatives qu’il a prises depuis son élévation au trône pontifical. Trois questions nous paraissent topiques à cet égard : l’œcuménisme, les relations avec le judaïsme et la crise de la modernité. En effet, Joseph Ratzinger est originaire du pays de la Réforme et tout au long de sa carrière universitaire il a prêté une attention particulière aux problèmes soulevés par la restauration de l’unité des chrétiens. À cet effet, il a noué des relations étroites avec des représentants qualifiés des Églises et des communautés protestantes, comme le professeur Eberhard Jüngel, et il n’a pas cessé d’explorer les voies qui permettraient de surmonter les divisions dans le respect des formes d’expression liturgiques et spirituelles des différentes confessions. Par ailleurs, les persécutions subies par les Juifs pendant le Troisième Reich expliquent la sensi- bilité particulière de Joseph Ratzinger au « mystère d’Israël », mais son approche est essentiellement théologique et s’inscrit dans la perspective d’une nouvelle relation entre juifs et chrétiens20. Enfin, Joseph Ratzinger a pris conscience très tôt de la crise des sociétés modernes par ses lectures de jeunesse21 ; en 1968, il a été confronté à la révolte des étudiants à l’Université de Tübingen. Depuis lors, il a dénoncé avec vigueur les idéologies de la modernité et déploré la complaisance dont faisaient preuve à leur égard de nombreux chrétiens plus soucieux de promouvoir une révolution culturelle au sein de leurs Églises que de témoigner de leur foi dans un monde en proie au relativisme moral et à l’utilitarisme techniciste. Aussi insiste- t-il sur la nécessité pour les croyants de faire entendre leur voix dans les débats sur les questions éthiques et de proclamer haut et fort leur attachement à la Raison créatrice (Logos) qui seule permet de guérir les pathologies des religions et de conférer à la raison philosophique les qualités requises pour un dialogue interculturel fructueux. Benoît XVI a présenté l’essentiel de ses vues en la matière dans le discours prononcé à l’Université de Ratisbonne le 12 septembre 2006 ; comme son propos a donné lieu à des malentendus, notamment dans le monde musulman, il convient de les dissiper en faisant les mises au point qui s’imposent. 19 Voir Ratzinger/Messori, op. cit., chapitre 2 : « Un concile à redécouvrir », p.27-48. 20 Voir Ratzinger/ Seewald, op.cit, p. 237-243. La « profonde parenté intérieure entre christianisme et judaïsme » ne doit pas dissimuler les contrastes entre ces deux religions. Toutefois, en essayant de « partager ensemble la foi d’Abraham Juifs et Chrétiens peuvent vivre intérieurement tournés les uns vers les autres ». 21 Le cardinal Ratzinger a confié à Seewald que le roman de Hermann Hesse : Le Loup des steppes l’avait éclairé sur « la problématique de l’homme moderne, isolé et qui s’isole. » (op. cit., p. 69-70). irfI ©11/30 J . Klein / Benoît XVI Un œcuménisme ouvert mais respectueux de la tradition de l’Église l ne saurait être question de retracer fut-ce à grands traits les différentes étapes de l’entreprise tendant à restaurer l’unité des chrétiens et de présenter un bilan de ce qui a été accompli depuis la promulgation du décret Unitatis Redintegratio par le concile Vatican II en décembre 1965. Il est vrai que les progrès sur cette voie ont été lents et qu’en dépit du rapprochement entre catholiques et ortho- doxes à la suite de la rencontre entre Paul VI et le patriarche Athénagoras Ier à Jérusalem en janvier 1964, les divergences relatives à la primauté de l’évêque de Rome ont peu de chances d’être surmontées dans un proche avenir. Toutefois, les églises orientales partagent avec l’Église catholique la conviction de la nécessité de la succession apostolique, de sorte que leur sacerdoce et leur eucharistie sont authentiques et que l’intercommunion est possible sous certaines conditions. I Il n’en va pas de même avec les Luthériens, qui ont rompu avec la Tradition de l’Église, telle que l’avaient exprimée les Pères et les Conciles. Certes, à la faveur du dialogue interconfessionnel et de la présence des Orthodoxes au sein du Conseil œcuménique des Églises, des inflexions se sont produites au sein des Églises et des communautés issues de la Réforme qui pourraient tendre vers des positions communes en matière d’ecclésiologie. Du côté catholique, des ouvertures ont également été faites aussi bien par Paul VI que par Jean-Paul II sur la forme que pourrait revêtir l’exercice de la primauté de l’évêque de Rome dans la recomposition de l’unité ; l’encyclique Ut unum sint du 25 mai 1995 fait des suggestions à cet égard22. Depuis lors, la question de la primauté de l’évêque de Rome est devenue un thème essentiel non seulement dans les dialogues théologiques que l’Église catholique poursuit avec les autres Églises et Communautés ecclésiales, mais aussi plus généralement dans l’ensemble du mouvement œcuménique. Toutefois, il serait préma- turé d’en déduire que les divergences qui subsistent seront surmon- tées dans un proche avenir. Benoît XVI est conscient des difficultés de l’entreprise œcuménique, mais sa sensibilité à ces problèmes et sa parfaite 22 Voir la présentation de l’encyclique Ut unum sint par le dominicain Bernard Dupuy - Paris, Cerf/Flammarion, 1995, p. XV. irfI ©12/30 J . Klein / Benoît XVI connaissance du dossier l’ont conduit à explorer des voies nouvelles pour faire progresser la cause de la communion des Églises orientales et de celles issues de la Réforme avec l’Église de Rome. Les premiers actes qu’il a posés s’inscrivent dans la continuité de l’action de ses prédécesseurs. On relève cependant des accents nouveaux. Ainsi dans une communication présentée devant l’Aca- démie œcuménique de la Fondation Pro Oriente à la Faculté de théologie de l’Université de Graz en janvier 1976, le professeur Ratzinger s’était livré à des conjectures sur l’avenir de l’œcuménisme et avait défini avec rigueur le cadre dans lequel il devait s’inscrire pour porter du fruit. À ses yeux, il ne s’agissait pas de bouleverser les structures ecclésiales et les modes d’expression de la foi dans le monde protestant mais de restaurer l’unité de la foi dans le cadre d’une Église universelle, en évitant le double écueil du « chauvinisme confessionnel » et de « l’indifférence à l’égard de la question de la vérité23. » Dix ans plus tard, le préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi revenait sur le thème des « frères séparés » dans son entretien avec le journaliste italien Vittorio Messori et relevait la fascination que le protestantisme exerçait sur certains théologiens catholiques dans la mesure où il est apparu au commencement des temps modernes et a trouvé sa configuration actuelle au contact des grands courants philosophiques du XIXe siècle. Aussi pouvaient-ils facilement en arriver à l’opinion que les chemins corrects menant à une fusion de la foi et de la modernité ont déjà été tracés et que le modèle d’Église adapté aux besoins de ce temps est celui expé- rimenté par les protestants. Joseph Ratzinger ne cédait pas à cette tentation et refusait de voir dans l’Église une forme d’organisation humaine susceptible d’être modifiée en fonction des « exi-gences du moment ». Toutefois, il a évoqué en termes chaleureux son amitié avec des protestants d’une « haute élévation spirituelle » qui sont conscients de « la faute de tous les chrétiens dans les divisions qui nous tourmentent » et manifestent de l’intérêt pour « des éléments fondamentaux du catholicisme tels que l’exercice de l’autorité et l’organisation d’une hiérarchie au sein de l’Église et la réalité des sacrements ». Ces signes d’espérance ne l’inclinaient pas à un optimisme béat et un document sur l’œcuménisme approuvé par les églises vaudoises et méthodistes italiennes fixait clairement les limites de l’exercice24. Néanmoins, le dialogue devait se poursuivre car la situation pré-conciliaire n’était pas satisfaisante, « marquée qu’elle était par la fermeté et l’intransigeance qui ne laissaient que peu de place à la fraternité ». 23 J. Ratzinger, « Prognosen für die Zukunft des Ökumenismus », in Ökumene, Konzil, Unfehlbarkeit, Pro Oriente, vol. IV, Tyrolia, Innsbruck-Vienne-Munich, 1979, p. 208-215. 24 On y lisait notamment : « Catholicisme et protestantisme, tout en se réclamant du même Seigneur, sont deux façons différentes de comprendre et de vivre le christianisme. Ces façons différentes ne sont pas complémentaires mais alternatives » - Ratzinger/Messori, op. cit., p. 200. irfI ©13/30 J . Klein / Benoît XVI Deux ans après la publication de l’encyclique Ut unum sint, le cardinal Ratzinger confiait au publiciste Seewald ses doutes sur les perspectives de l’œcuménisme en affirmant qu’il n’osait pas « espé- rer une unité absolue de la chrétienté à l’intérieur de l’Histoire ». Selon lui, on assistait à deux mouvements simultanés : d’une part la chrétienté séparée tend à se rapprocher et d’autre part des fragmen- tations continuent de se produire. Ainsi les sectes se multiplient et parmi elles des sectes syncrétiques avec un fond de paganisme, tandis que les ruptures s’aggravent aussi bien dans les Églises réfor- mées que chez les orthodoxes. Même dans l’Église catholique, on observait des ruptures très profondes à tel point que l’on avait parfois le sentiment que deux Églises vivaient côte à côte à l’intérieur d’une seule. Il fallait donc que les Chrétiens « se gardent de tout espoir utopique » et en l’absence d’une perspective de « grandes réunions de confessions » s’assignent des objectifs plus modestes : « s’ac- cepter réciproquement avec un grand respect intérieur et même avec amour et essayer dans les choses essentielles de rendre un témoi- gnage commun dans le monde25 ». Jusqu’à son accession au trône pontifical, le cardinal Ratzinger ne s’est pas départi d’une attitude lucide et prudente en la matière. On lui a pourtant vivement reproché d’avoir donné un coup d’arrêt à la dynamique du dialogue dans la déclaration Dominus Jesus sur « l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église » publié sous l’autorité de la congrégation pour la doctrine de la foi, le 6 août 200026. Sur le fond, ce document ne fait que reprendre les positions adoptées par l’Église catholique depuis le concile Vatican II et n’aurait pas dû susciter tant d’émoi. Ainsi on y rappelle que « malgré les divisions entre chrétiens, l’Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique » mais que « des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures » (§16). Par ailleurs, une distinction est établie entre les Églises orthodoxes qui ne sont pas « en communion parfaite avec l’Église catholique mais lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l’eucharistie valide » et « les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat valide et la substance authentique et intégrale du mystère eucharistique ». On en déduit que seules les premières sont de « véritables Églises particulières » et que les secondes ne seraient pas des « Églises au sens propre ». Quant aux religions non- chrétiennes, elles peuvent mener sur le chemin du salut dans la me- sure où « elles proposent des éléments de religiosité qui procèdent de Dieu » et peuvent « assumer un rôle de préparation évangélique » 25 Voir Ratzinger/Seewald, op.cit., p. 232-234. 26 Une critique systématique des conceptions du cardinal Ratzinger a été formulée par le théologien catholique Hermann Häring dans son ouvrage Theologie und Ideologie bei Joseph Ratzinger, Düsseldorf, Patmos, 2001. Il estime notamment que son conservatisme anti-moderniste ne le prédispose pas à apporter une contribution significative à la promotion de l’œcuménisme et que sa vision de l’Église catholique est empreinte d’un certain mépris à l’égard des Églises issues de la Réforme et des autres religions en général. irfI ©14/30 J . Klein / Benoît XVI mais il ne saurait être question de leur conférer « l’efficacité salvifique ex opere operato qui est propre aux sacrements chrétiens » (§ 21). On conçoit qu’un langage aussi abrupt ait provoqué des remous au sein du monde catholique et que les protestants aient été choqués par un discours qui leur impute une « communion imparfaite » avec l’Église, relève des « déficiences » dans l’organi- sation de leurs communautés ecclésiales et fait dériver la force des moyens de salut dont elles disposent de la « plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique » (§17). Toutefois, on a relevé que cette prise de position a suscité moins de critiques de la part des principaux théologiens protestants que de certains théolo- giens catholiques. Sans doute ce paradoxe s’explique-t-il par le fait que le cardinal Ratzinger connaît les forces et les faiblesses de la théologie protestante, prend au sérieux les différences et n’éveille aucune illusion27. Aussi a-t-on vu renaître le dialogue œcuménique en Allemagne sur de nouvelles bases alors qu’il était en train de stagner après une période de faux espoirs. Dans l’homélie prononcée devant le collège des cardinaux, au lendemain de son élection (20 avril 2005), Benoît XVI avait indiqué que l’une des priorités de son pontificat était de « travailler à l’unité pleine et visible de tous les disciples du Christ » en mettant l’accent sur la dimension spirituelle de l’œcuménisme. Durant les Journées mondiales de la jeunesse, il a réitéré cet engagement et dans son intervention lors de la rencontre œcuménique à l’archevêché de Cologne, le 19 août 2005, il a souligné la place particulière de l’Alle- magne dans le dialogue pour l’unité des chrétiens. Ce dialogue a d’ores et déjà créé entre les chrétiens des diverses Églises et Communautés ecclésiales un climat plus ouvert et plus confiant. Mais cette fraternité ne va pas de soi ; elle est le fruit du dialogue qu’il faut continuer à entretenir et à pratiquer. Par ailleurs, elle ne se confond pas avec un vague sentiment et ne naît pas d’une forme d’indif- férence envers la vérité. Aussi le pape a-t-il insisté sur le fondement spirituel de l’unité des chrétiens et sur les positions communes qui ont déjà été prises aussi bien dans le domaine doctrinal que sur des questions relatives à la défense de la vie ou à la promotion de la justice et de la paix. C’est en persévérant dans cette voie que l’on pourra répondre aux aspirations de nombreux chrétiens qui, en Allemagne et ailleurs, s’attendent à de nouveaux pas concrets de rapprochement. On ne trouve pas dans ce discours de Benoît XVI un pro- gramme sur les thèmes immédiats du dialogue, « cette tâche incombant aux théologiens en collaboration avec les évêques ». En revanche, il livre sa pensée sur la manière de surmonter les obstacles qui subsistent en matière d’ecclésiologie et souligne l’urgence d’une réponse commune de la part des chrétiens aux grandes questions éthiques. Sur le premier point, il considère que 27 Voir l’entretien du professeur Robert Spaemann avec le bimensuel L’Homme nouveau, n° 1360, 7 janvier 2006. irfI ©15/30 J . Klein / Benoît XVI « la question véritable est la présence de la Parole dans le monde » et il suggère que l’on s’inspire des pratiques de l’Église primitive pour parvenir à un accord sur son mode transmission et sur l’adoption d’une clé d’interprétation fiable (regula fidei). Le pape précise qu’il s’exprime sur ce sujet à titre personnel, mais qu’il a cru devoir le faire pour éviter de vaines querelles sur les institutions. S’agissant des questions éthiques, il se félicite du grand nombre de déclarations communes de la conférence épiscopale allemande et de l’Église évangélique en Allemagne mais déplore que les divisions existantes ne permettent pas toujours de donner aux fidèles et à la société des orientations fermes. Il appelle donc les chrétiens à « s’engager avec une énergie et un dévouement renouvelés » dans cette voie afin de restaurer la crédibilité du témoignage évangélique et d’avancer sur le chemin de l’unité. Enfin, il récuse explicitement « un œcuménisme du retour » qui consisterait à « renier et à refuser sa propre histoire de foi » et prône « l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’unité ». En conclusion de son propos, Benoît XVI met l’accent sur un œcuménisme intériorisé et se félicite du développement d’un réseau de liens spirituels entre catholiques et chrétiens des diverses Églises et Communautés ecclésiales28. C’est en recourant aux moyens de « la prière, de la conversion et de la sanctification de la vie » que les chrétiens trouveront des solutions pratiques pour les diverses questions encore ouvertes. En attendant la réalisation du désir d’unité, ils devront parcourir ensemble ce chemin en étant conscients « qu’être en chemin ensemble est déjà une forme d’unité. » À l’occasion du synode des évêques qui s’est tenu à Rome à l’automne 2005, Hans Maier, qui fut ministre de l’Éducation et des Cultes du gouvernement bavarois et présida de 1976 à 1988 le Comité central des catholiques allemands, a souligné la complexité et les lenteurs du dialogue œcuménique. À ses yeux, les relations de l’Église catholique avec l’orthodoxie pourraient s’améliorer dans la mesure où Benoît XVI suscite moins de réserves auprès du patriarcat de Moscou que Jean-Paul II et où il a fait au patriarche de Cons- tantinople Bartholomé 1er des ouvertures en vue de résoudre la question de la primauté de l’évêque de Rome. En revanche, il y aurait peu de chances de progresser sur la voie de l’unité avec les Églises issues de la Réforme, car la déclaration sur la justification par la foi adoptée en 1999 à Augsbourg ne lie que les Églises de la Fédération luthérienne et il y avait peu de chances que les Réformés s’y rallient. Dans l’immédiat, les Églises protestantes se souciaient avant tout de préserver leur identité face à une Église romaine dont le profil s’était fortement accusé grâce à la personnalité du Souverain Pontife29. Un an plus tard, à la veille du voyage du pape dans sa patrie bavaroise, peu de progrès avaient été accomplis sur la voie de l’unité. Si l’on créditait Benoît XVI de gestes qui allaient dans le bon sens, force était de constater que dans les relations avec les protestants, l’œ- 28 Paul Couturier, le père de l’œcuménisme spirituel a parlé à ce sujet d’un «monastère invisible » qui rassemble entre ses murs les âmes passionnées du Christ et de son Église. 29 Voir H. Maier, « Alte Probleme - neue Perspektiven ? », NZZ, 21 novembre 2005. irfI ©16/30 J . Klein / Benoît XVI cuménisme en était resté au « stade embryonnaire » selon la formule du cardinal Tucci. Certes, le pape faisait valoir les vertus d’un œcuménisme spirituel et caritatif dont on pouvait escompter à long terme la réalisation de la pleine unité, mais cette perspective lointaine ne répondait pas à l’attente des Allemands30. Aussi, le président de la République, Horst Köhler, de confession évangélique, a-t-il interpellé le pape sur ce sujet dans son discours de bienvenue à l’aéroport de Munich, le 9 septembre 2006. Se faisant le porte-parole des nombreux chrétiens qui souhaitaient que des progrès tangibles soient enregistrés sur la voie de l’œcuménisme, il exprima l’espoir que le rapprochement des confessions se poursuive puisque ce qui unissait les chrétiens était plus fort que ce qui les divisait. S’écartant du texte de son allocution, le pape l’assura spontanément que « cette affaire lui tenait à cœur et qu’il s’attacherait à promouvoir l’unité même si on ne pouvait pas effacer 500 ans de dissensions par des moyens bureaucratiques et une rhétorique habile31 » Le thème de l’unité des Chrétiens fut éga- lement évoqué lors de la rencontre du pape avec le président Horst Köhler, la chancelière Angela Merkel et le ministre-président du Land de Bavière Edmund Stoiber, le même jour dans l’ancienne résidence des Wittelsbach. Les échanges auraient également porté sur la situation des chrétiens en Allemagne et Benoît XVI aurait exprimé le vœu de les voir s’affirmer davantage dans les débats publics. Il aurait également demandé aux responsables politiques d’œuvrer pour une meilleure intégration des musulmans dans la société allemande et de rechercher avec eux le dialogue. Enfin, la chancelière aurait pris l’engagement de plaider en faveur d’une référence aux valeurs chrétiennes pendant la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne. Elle-même et Edmund Stoiber étaient en effet convaincus que le christianisme faisait partie intégrante de la culture occidentale et qu’on ne pouvait en faire abstraction dans la construction de l’Europe32. Dans les milieux catholiques favorables à une réforme de l’Église, les sentiments étaient plus mitigés. Ainsi, le mouvement « Wir sind Kirche » a pris acte de la réponse du pape à l’interpellation du Président Köhler mais a exigé que sa déclaration d’intention ne reste pas lettre morte. Quant aux théologiens, ils reconnaissent que Benoît XVI a fait preuve d’une certaine ouverture, mais estiment que sa rigueur doctrinale constitue le principal obstacle à un rapprochement avec les Églises évan-géliques33. 30 Voir par A. Kissler, « Lob der Einfachheit. Vor dem Besuch in Bayern: was will Benedikt XVI ? », Süddeutsche Zeitung (SZ), 4 septembre 2006. 31 Le pape s’est exprimé ainsi en allemand : « Sie sprechen mir aus dem Herzen. Auch wenn man 500 Jahre nicht einfach bürokratisch oder durch gescheite Gespräche beiseite schieben kann – wir werden uns mit Herz und Verstand darum mühen, dass wir zueinander kommen. » 32 Voir Ch. Mayer, « Bayerische Kulissenherrlichkeit », SZ, 11 septembre 2006. 33 Voir le compte-rendu du colloque organisé à Munich par la Hans Seidel Stiftung sur la pensée politique et théologique du pape : « Theologen kritisieren Benedikts Haltung zur Ökumene » et l’article du professeur Norbert Scholl, « Freundlich, aber streng in Glaubensdingen. Benedikt hat nicht den Mut gefunden den Reformstau seines Vorgängers aufzuarbeiten », SZ, 9/10 septembre 2006, p. 12. irfI ©17/30 J . Klein / Benoît XVI La célébration œcuménique des vêpres à la cathédrale de Ratisbonne, le 12 septembre, était une manifestation évidente de « l’engagement de tous les chrétiens pour l’unité » dans la mesure où « chrétiens orthodoxes, catholiques et protestants auxquels s’étaient joints des amis juifs étaient réunis dans la récitation des psaumes et dans l’écoute de la Parole de Dieu34 ». Dans son homélie, le pape s’est félicité de l’adhésion du Conseil mondial des Églises métho- distes à la déclaration commune sur « la doctrine de la justification » adoptée le 31 octobre 1999 par la Fédération luthérienne mondiale et l’Église catholique romaine. Mais il a estimé que ce thème était rarement présent dans la vie des fidèles et qu’il importait donc de réagir contre « l’affaiblissement de la relation avec Dieu et l’atténu- ation de la confession de foi qui seraient le propre de la conscience moderne ». Aussi l’œcuménisme était-il surtout envisagé dans une perspective de restauration de la foi chrétienne dans une société sécularisée et la recherche de l’unité devait se manifester par une réponse commune aux grands défis éthiques. En Allemagne, des initiatives dans ce sens n’ont pas cessé et témoignent de la continuité du processus œcuménique35, mais les problèmes ecclésiologiques restent une pomme de discorde entre catholiques et protestants. Ainsi, un guide de l’œcuménisme spirituel a été publié en novembre 2006 par le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens que préside le cardinal allemand Walter Kasper et nombre de ses recommandations ont été bien accueillies par le président du Conseil de l’Église évangélique allemande. Toutefois, il a relevé que sur des points sensibles tels que l’intercommunion, la pastorale des couples mixtes et la reconnaissance des « com- munautés ecclésiales » protestantes comme des « Églises parti- culières », les positions de l’Église catholique n’avaient pas changé. À ses yeux, l’œcuménisme spirituel gagnerait en crédibilité si des pas concrets étaient faits dans cette direction36. 34 Voir le discours du pape Benoît XVI à la Curie romaine à l’occasion de la présentation des vœux de Noël à la salle Clémentine, le 22 décembre 2006. 35 Le président du Conseil de l’Église évangélique allemande, l’évêque Huber, et le président de la conférence épiscopale, le cardinal Lehmann, ont rendu public, le 21 mars 2007, un document commun sur les « enfants et la famille ». Par ailleurs, le 29 avril suivant, les deux Églises ont signé à la cathédrale de Magdebourg un accord sur la reconnaissance réciproque des baptêmes. 36 Voir le compte-rendu du guide du cardinal Kasper : « Wegweiser Ökumene und Spiritualität » par le président du Conseil de l’Église évangélique allemande, l’évêque Wolfgang Huber : « Ein Wunsch bleibt offen », FAZ, 24 mars 2007. irfI ©18/30 J . Klein / Benoît XVI Le pape allemand et les relations avec le judaïsme vant de franchir le seuil de la synagogue de Cologne lors de son premier voyage en Allemagne (19 août 2005) et de pénétrer un an plus tard dans l’enceinte du camp de concentration d’Auschwitz (28 mai 2006), le pape Benoît XVI avait longuement médité sur la nature des relations judéo-chrétiennes. De plus, il avait participé acti- vement à la politique de l’Église catholique en vue de la réconciliation du « peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham » après le concile Vatican II. Dans la déclaration Nostra Aetate sur l’Église et les religions non-chrétiennes adoptée le 28 octobre 1965, les pères conciliaires ont souligné « le patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs » et les ont encouragés à établir leurs rapports sur la base de « la connaissance et de l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques ainsi que d’un dialogue fraternel. » Par ailleurs, ils reconnaissent implicitement la responsabilité des Chrétiens en déplorant « les haines, les persé- cutions et toutes les manifestations d’antisémitisme qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs ont été dirigés contre les juifs. » A Quelques décennies plus tard, sous l’impulsion de Jean-Paul II – qui fut le premier pape à se rendre dans la synagogue de Rome (13 avril 1986) -, l’Église a reconnu les torts de ses membres envers le peuple juif et s’est engagée dans la voie de la repentance. Dans sa lettre apostolique Tertio millenio adveniente (10 novembre 1994) sur la préparation du jubilé de l’an 2000, le pape a formulé l’exigence de la « purification de la mémoire de l’Église » de toutes les formes de contre-témoignage et de scandale dont certaines étaient explici- tement mentionnées comme « le consentement donné, surtout en certains siècles à des méthodes d’intolérance et même de violence dans le service de la vérité ». Cette exigence a été satisfaite dans la prière de l’Angelus et pendant la messe pour la journée du pardon du 12 mars 2000, où le pape Jean-Paul II a confessé les responsabilités des chrétiens pour « la violence à laquelle certains d’entre eux ont eu recours au service de la vérité et pour les attitudes de méfiance et d’hostilité adoptées parfois à l’égard des fidèles des autres reli- gions ». Cette démarche avait été précédée d’une réflexion appro- fondie sur le thème de la mémoire et de la réconciliation dont les résultats ont fait l’objet d’une publication de la commission théolo- gique internationale, présidée par le cardinal Joseph Ratzinger37. On 37 Mémoire et réconciliation. L’Église et les fautes du passé, Paris, Cerf, 2000. irfI ©19/30 J . Klein / Benoît XVI y affirme notamment que « l’hostilité ou la défiance de nombreux chrétiens envers les juifs au cours des temps est un fait douloureux, cause d’un profond regret de la part des chrétiens conscients du fait que Jésus était un descendant de David et que les juifs sont vraiment nos frères aînés ». Par ailleurs, tout en reconnaissant que la Shoah fut mise en œuvre par les tenants d’une idéologie païenne et d’antisémites sans pitié, la commission s’interroge sur le point de savoir si les « préjugés anti-juifs présents dans les esprits et les cœurs de certains chrétiens » n’ont pas créé un terrain favorable à la persécution et si « la résistance spirituelle et l’action concrète en faveur des juifs ont été celles que l’on aurait pu attendre de disciples du Christ. » Ces défaillances requièrent « un acte de repentir » (teshuva) et le maintien de la « mémoire morale et religieuse de la blessure infligée aux Juifs38. » Enfin, il convient de rappeler que le cardinal Ratzinger a préfacé en sa qualité de préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi un document préparé par la commission biblique pontificale sur la relation entre l’Ancien et le Nouveau Testament39. S’inscrivant en faux contre la thèse du théologien protestant libéral Adolf Harnack qui avait proposé dans les années 1920 de rompre avec l’Ancien Testa- ment, il plaide vigoureusement en faveur de son interprétation christologique conformément à la conception développée dès l’origine par les Pères de l’Église. À ses yeux, le document de la commission biblique présente le mérite de fournir des éléments de réflexion utiles pour l’étude d’une question centrale de la foi chrétienne et la recherche d’une nouvelle entente entre chrétiens et juifs. En effet, si Joseph Ratzinger est convaincu de la profonde parenté intérieure entre christianisme et judaïsme, il n’oublie pas pour autant les différences qui les séparent. La Bible est certes un bien commun, mais elle est aussi une cause de discorde, les juifs ayant le sentiment que les chrétiens se l’étaient appropriée indûment alors que les chrétiens estimaient que les juifs en faisaient une lecture erronée. Il fallait donc réapprendre à lire ce livre « en respectant le fait que les juifs ne lisent pas l’Ancien Testament les yeux fixés sur le Christ mais sur cet inconnu qui va encore venir. » Par ailleurs, il fallait persuader les juifs que « les chrétiens partagent avec eux la foi d’Abraham même s’ils lisent l’Ancien Testament à une autre lumière et qu’ils ont vocation à vivre intérieurement tournés les uns vers les autres40. » C’est dans cet état d’esprit que le pape a posé de nouveaux jalons sur la voie de la réconciliation mais son appartenance au peuple au nom duquel a été perpétrée « la destruction des Juifs d’Europe41 » rendait sa tâche particulièrement délicate. 38 Op. cit., p. 75-77. 39 Le peuple juif et ses saintes écritures dans la Bible chrétienne (Préface par le cardinal Joseph Ratzinger), Paris, Cerf, 2001. 40 Voir les réflexions sur le judaïsme dans l’entretien du cardinal Ratzinger avec Peter Seewald, op. cit., p. 237-243. 41 Voir le livre de référence de Raul Hillberg sur le génocide juif : La destruction des juifs d’Europe, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1988. irfI ©20/30 J . Klein / Benoît XVI En pénétrant dans la synagogue de Cologne le 19 août 2005, Benoît XVI accomplissait un geste hautement symbolique. Tous les observateurs ont relevé l’émotion avec laquelle le pape allemand s’est adressé à la communauté juive, dont plus de 10 000 membres ont été victimes de la Shoah, et qui se souvient de l’histoire complexe et souvent douloureuse de ses relations avec la communauté chré- tienne au cours des siècles. Dans son allocution de bienvenue, le président de la communauté, Abraham Lehrer, a abordé tous les points litigieux et en a appelé à « la responsabilité particulière du pape à l’égard de ses frères aînés ». De son côté, le rabbin Netanel Teitelbaum a comparé les cinq piliers de l’identité juive aux doigts d’une main et c’est cette main qu’il a tendue au pape en signe de réconciliation après tant d’actions indignes dont des disciples du Christ se sont rendus coupables à l’encontre des Juifs42. S’exprimant à son tour, Benoît XVI a mis l’accent sur son désir de persévérer dans la voie ouverte par Jean-Paul II en vue d’une amélioration des relations et de l’amitié avec le peuple juif et il a salué les progrès accomplis dans cette direction. Il a notamment fait état des diverses déclarations de la conférence épiscopale allemande et de « l’activité bénéfique » de la société pour la collaboration judéo-chrétienne de Cologne, qui ont contribué à faire en sorte que la communauté juive puisse de nouveau se sentir véritablement « chez elle » dans une ville où sa présence remonte à l’époque romaine. Toutefois, le dia- logue doit se poursuivre à la fois pour parvenir à « une interprétation commune des questions historiques encore discutées » et « faire des pas en avant dans l’évaluation du point de vue théologique du rapport entre judaïsme et christianisme ». Enfin, il a exprimé le vœu que chrétiens et juifs collaborent sur le plan pratique pour « la défense et la promotion des droits de l’homme et du caractère sacré de la vie humaine, pour les valeurs de la famille, pour la justice sociale et pour la paix dans le monde » en se fondant sur le Décalogue qui constitue « pour nous un patrimoine et un engagement communs ». La tonalité religieuse, voire théologique de l’intervention du pape à la synagogue de Cologne a parfois été interprétée comme l’expression d’un parti pris tendant à mettre entre parenthèses la responsabilité des chrétiens dans la Shoah. À ses yeux, ce « crime inouï et jusque-là inimaginable » procédait d’une « folle idéologie raciste de conception néo-païenne » et c’est le régime nazi qui fut à l’origine de « la tentative, projetée et systématiquement mise en œuvre d’exterminer le judaïsme européen ». Mais il serait abusif de déduire de son propos une volonté de masquer le scandale que constituait l’accomplissement de ce forfait dans une Europe « chrétienne ». Dans son entretien avec Peter Seewald, le cardinal Ratzinger avait déjà donné son sentiment à ce sujet et ne niait pas que « l’antisémitisme chrétien ait préparé le terrain jusqu’à un certain degré43 ». À Cologne, il n’est pas allé aussi loin ; mais en s’inclinant 42 Voir H -J. Fischer, « Im Gedenken an den Judenmord sucht der deutsche Papste Schutz in der Weltkirche », FAZ, 20 août 2005. 43 Voir Ratzinger/Seewald, op.cit., p. 242. irfI ©21/30 J . Klein / Benoît XVI devant ceux qui ont subi « cette manifestation du mystère d’iniquité », il confessait les défaillances des chrétiens à l’égard des Juifs et en appelait à un réveil des consciences pour empêcher le renou- vellement des « terribles évènements d’alors. » La visite du camp d’Auschwitz n’avait pas été programmée par les organisateurs du voyage de Benoît XVI en Pologne et c’est de son propre chef que le pape a voulu accomplir un pèlerinage sur les lieux où près de 1,5 millions de personnes, pour la plupart des Juifs, ont été assassinés pendant le IIIe Reich. Dans le discours qu’il a prononcé le 26 mai 2006, il a déclaré qu’il ne pouvait pas ne pas venir à Auschwitz et qu’il lui incombait, « en tant que successeur de Jean-Paul II et en tant que fils du peuple allemand », d’implorer « la grâce de la réconciliation avant tout de Dieu qui seul peut ouvrir et purifier nos cœurs, puis des hommes qui ont souffert et enfin pour tous ceux qui souffrent à nouveau à cause du pouvoir de la haine ». Après s’être interrogé sur le silence de Dieu pendant que se commettait l’irréparable, le pape a tenté de donner une réponse théolo-gique en se référant au psaume 44, par lequel Israël élève vers Dieu un cri humble mais persistant : réveille-toi et viens à notre aide. Ce cri qui s’apparente à celui de Job reste actuel dans la mesure où il pourrait transformer les cœurs et empêcher la montée des « forces obscures qui nous menacent : d’une part, l’abus du nom de Dieu pour justifier la violence aveugle contre des personnes innocentes ; de l’autre, le cynisme qui ne connaît pas Dieu et qui bafoue la foi en Lui. » En définitive, le pape en appelait au Dieu de la raison et de l’amour pour faire prendre conscience aux hommes que « la violence n’engendre pas la paix mais ne fait que susciter une autre violence et amorce une spirale de destructions où tous en fin de compte ne peuvent être que perdants. » Enfin, évoquant la personnalité de Edith Stein, une Juive allemande convertie au catholicisme et assassinée à Auschwitz en août 1942 après avoir été raflée au carmel d’Echt en Hollande, Benoît XVI a suggéré qu’en acceptant de mourir « avec son peuple et pour son peuple », elle s’unissait au mystère de la croix du Christ et nous rappelait que Dieu lui-même est « descendu dans l’enfer de la souffrance et souffre avec nous44. » Ces considérations théologiques ont eu une certaine résonance dans l’esprit de ceux qui partagent la foi chrétienne, mais n’ont eu qu’un faible écho dans les médias. En revanche, on a prêté une plus grande attention aux réactions négatives suscitées par les propos ambigus du pape sur les relations entre le peuple allemand et les nazis. Après avoir déclaré qu’un devoir de vérité l’avait poussé à se rendre à Auschwitz en tant que « fils du peuple allemand », le pape présenta celui-ci comme la victime d’un « groupe de criminels qui arriva au pouvoir au moyen de promesses mensongères, au nom de perspectives de grandeur, au nom de l’honneur retrouvé de la nation 44 Edith Stein, dont l’œuvre spirituelle est considérable, s’est penchée en particulier sur « la science de la croix ». Voir un florilège de ses écrits sur ce thème, paru en langue française : Le secret de la croix, Paris, CERP, 1998. irfI ©22/30 J . Klein / Benoît XVI et de son importance, par des perspectives de bien-être, mais aussi par la force de la terreur et de l’intimidation. » Ainsi « notre peuple a pu être utilisé et abusé comme instrument de leur soif de destruction et de domination. » On conçoit qu’une formulation aussi abrupte ait pu être interprétée comme une tentative d’exempter le peuple allemand de toute responsabilité dans les crimes des nazis, sa seule faute ayant été de ne pas avoir pu empêcher leur accession au pouvoir. Aussi, la presse internationale a-t-elle fait largement écho aux réserves que suscitait cette simplification de l’histoire et les représentants de la communauté juive italienne ont fait part de leur perplexité face à une thèse qui tendait à présenter les Allemands exclusivement comme des victimes45. D’autres ont fait observer que cette présentation partiale des années les plus sombres de l’histoire allemande faisait abstraction des travaux des historiens du IIIe Reich, qui avaient établi une distinction entre les acteurs à part entière (Mittäter), les opportunistes qui suivaient le mouvement (Mitläufer) et ceux qui savaient à quoi s’en tenir sur la terreur nazie mais sont restés passifs (Mitwisser). Il est probable qu’en présentant les Allemands comme les victimes d’une entreprise de séduction diabolique analogue à celle du joueur de flûte de Hameln (der Rattenfänger von Hameln), le pape ait voulu prendre ses distances par rapport à la théorie de la culpabilité collective qui fit l’objet de débats animés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale46 , et signifier que les Allemands n’avaient pas tous été nazis. Il n’en reste pas moins que les hommes ne sont pas réduits à des automates lorsqu’ils sont instrumentalisés à des fins politiques et qu’ils peuvent céder à la tentation de donner leur consentement à des actions criminelles et devenir des acteurs volontaires (willige Instrumente) d’une politique répréhensible. Le pape lui-même en convient implicitement puisqu’il évoque dans son discours la propension au mal et l’étouffement de la parole divine dans le cœur des hommes par « la boue de l’égoïsme, de la peur des hommes, de l’indifférence et de l’opportunisme ». À Auschwitz, le devoir de vérité n’aurait-il pas dû impliquer une reconnaissance plus nette des défaillances du peuple allemand, celles-ci pouvant s’expliquer par la persistance d’un antisémitisme biologique propagé par les théoriciens du darwinisme social dès la fin du XIXe siècle et qui a profondément marqué l’élite intellectuelle et politique sous l’empire wilhelminien ? Une biographie récente de Paul de Lagarde, un orientaliste rendu célèbre par ses écrits pangermanistes (Deutsche Schriften) met bien en évidence les origines philosophiques de l’antisémitisme nazi. Cet auteur présente en effet le Juif comme l’ennemi congénital de la nation allemande et un facteur de décomposition des sociétés européennes. Il va jusqu’à assimiler les juifs à des « bacilles qui 45 Voir « Kritik an der Rede des Papstes in Auschwitz », NZZ, 30 mai 2006. 46 Voir sur ce sujet le cours donné durant l’hiver 1945-1946 par le philosophe Karl Jaspers à l’Université de Heidelberg sur la situation spirituelle de l’Allemagne. Une traduction française a été publiée sous le titre La culpabilité allemande (Paris, Editions de Minuit, 1948). irfI ©23/30 J . Klein / Benoît XVI menacent les créations de l’esprit » (Bakterien in der geistigen Schöpfung) et à préconiser des mesures en vue de leur élimination. Anticipant sur certains des projets imaginés par les nazis dans le cadre de la « solution finale », il considère qu’ils n’ont pas leur place en Allemagne et doivent être expulsés en Palestine ou de préférence à Madagascar47. Par ailleurs, l’historien Michael Salewski, professeur émérite de l’Université de Kiel, a publié un article incisif et solidement argumenté sur les chemins qui ont mené à l’holocauste48. S’inscrivant en faux contre l’idée reçue qui fait de « l’antisémitisme chrétien » et du racisme les facteurs déterminants de la politique d’extermination des juifs sous le IIIe Reich, il affirme que ce sont les théories scientistes qui déniaient aux femmes et aux juifs la qualité d’êtres humains qui furent à l’origine de cette abomination. Selon lui, les mouvements féministes ont réussi à modifier cette vision dégradée de la femme en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale et les femmes allemandes n’auraient pas cessé de s’insurger, même à l’époque de la terreur nazie, contre les thèses prétendument scientifiques qui les réduisaient au statut de reproductrices de l’espèce. En revanche, les Juifs n’auraient pas réagi avec suffisamment de vigueur contre les courants philosophiques et scientifiques qui leur déniaient l’appartenance à l’espèce humaine et c’est en se fondant sur ce postulat que les nazis auraient mis en œuvre leur politique d’extermination sans se heurter à une opposition résolue au sein de la société allemande. Le professeur Salewski estime qu’une résistance civique aurait pu empêcher le pire si elle s’était manifestée dès 1933, lorsque les autorités nazies lancèrent leurs premiers appels au boycott des magasins juifs et adoptèrent une législation tendant à exclure les juifs de l’administration publique. Or rien de tel ne se produisit et on observe la même passivité après l’adoption en 1935 des lois raciales de Nuremberg. Entre-temps, le régime s’était consolidé de sorte que la résistance eût été plus risquée, mais pas impossible. La troisième étape fut le pogrome de la « nuit de cristal » (9-10 novembre 1938) organisé par les nazis à la suite de l’assassinat d’un diplomate allemand par un résistant juif, Herschel Grynspan. L’incendie de synagogues sur l’ensemble du territoire et les violences infligées publiquement aux juifs ont suscité dans plusieurs régions, essen- tiellement de tradition catholique, des protestations modérées et des gestes de compassion. Mais pour la majorité de la population, cette action ne souleva pas d’objection de principe. Dès lors, Hitler et ses complices en ont déduit qu’ils pouvaient s’engager dans la voie de l’holocauste sans craindre d’opposition majeure, à condition de ne pas dévoiler la nature du programme d’extermination, amorcé pen- dant la campagne militaire contre la Russie en 1941 et poursuivi au cours des années suivantes dans le plus grand secret. En effet, si la majorité de la population allemande ne semblait pas s’émouvoir outre 47 Voir U. Sieg, Deutschlands Prophet. Paul de Lagarde und die Ursprünge des modernen Antisemitismus, Munich, C. Hanser Verlag, 2007. Un compte rendu de M. Brenner est paru dans Die Zeit, 19 avril 2007. 48 Voir Michael Salewski, « Der Weg zum Holocaust », FAZ, 25 janvier 2005. irfI ©24/30 J . Klein / Benoît XVI mesure de la persécution des juifs aussi longtemps qu’elle revêtait la forme de discriminations, d’expulsions et de travaux forcés, elle n’aurait certainement pas accepté la destruction programmée des juifs dans les usines de la mort. Ainsi la politique d’euthanasie tendant à l’élimination des « existences inutiles » avait suscité en Allemagne des protestations massives qui contraignirent le pouvoir à faire machine arrière et il est probable que l’holocauste aurait suscité des réactions analogues s’il avait été porté à la connaissance des Allemands. D’où les recommandations de Heinrich Himmler aux chefs des SS, dans son discours de Posen du 4 octobre 1943, de ne jamais rien révéler de « l ’extermination de la race juive » et d’emporter ce secret dans la tombe. Sur ce point, on peut soutenir avec le pape Benoît XVI que « le crime inouï et jusque-là inimaginable » de la Shoah ne peut être imputé au peuple allemand dans son ensemble et le fait que les bourreaux aient été baptisés ne prévaut pas contre l’inspiration foncièrement anti-chrétienne de l’idéologie qu’ils invoquaient pour légitimer leurs actes. En outre, si on suit l’argumentation du professeur Salewski, l’antisémitisme meurtrier du XXe siècle ne procèderait pas de l’anti-judaïsme chrétien, mais que c’est au contraire le déclin du christianisme depuis l’époque des Lumières qui aurait favorisé son essor dans les sociétés européennes. On conçoit donc que le pape plaide en faveur d’une nouvelle évangélisation et prône un dialogue interreligieux pour exorciser le mal et promouvoir une paix fondée sur la raison et l’amour. irfI ©25/30 J . Klein / Benoît XVI La crise de la modernité et les relations entre foi et raison es relations entre la foi et la raison et les fondements éthiques des sociétés démocratiques retiennent depuis longtemps l’atten- tion de Joseph Ratzinger et il s’est souvent exprimé sur ces sujets dans ses écrits et dans des prises de position publiques. Ainsi lorsqu’il a été reçu à l’Académie des Sciences morales et politiques le 6 novembre 1992 comme « membre associé étranger », il a évoqué les dérives de la liberté dans les sociétés modernes. Il a aussi rendu hommage aux convictions éthiques de son prédécesseur, le savant russe Andrei Sacharov, qui avait bien perçu les menaces pour l’homme découlant de la domination des partis marxistes et mis en garde l’Occident contre un nihilisme banal dont les conséquences pourraient s’avérer aussi dangereuses que celles de l’utopie communiste. Le 27 novembre 1999, il est intervenu dans le cadre d’un colloque organisé par l’Université de Paris IV-Sorbonne sur le thème « 2000 ans après quoi ? » et, dans sa communication, a mis l’accent sur la rationalité de la religion chrétienne. En effet, celle-ci ne serait pas fondée sur des images et des pressentiments mythiques comme les religions païennes, mais viserait au contraire la sphère divine que peut percevoir l’analyse rationnelle de la réalité. En outre, la jonction de la rationalité et de la foi aurait permis l’élaboration d’une théologie qui répondrait aux exigences de l’esprit et du cœur et consacrerait les requêtes de la morale naturelle prônée par les stoïciens. C’est en se fondant sur cette synthèse entre raison, foi et vie que le christianisme s’affirme comme religio vera et peut pré- tendre à l’universalité49. Enfin, le cardinal Ratzinger a participé le 19 janvier 2004, à Munich, à un débat avec le philosophe Jürgen Habermas sur « les fondements moraux pré-politiques d’un État libéral » dont le retentissement a débordé les frontières de l’Allemagne. L Cette rencontre avait été organisée par l’Académie catholique de Bavière et les deux interlocuteurs ont abordé les problèmes de la modernité sans sacrifier au conformisme ambiant. Ainsi, le philo- sophe de « l’ère post-métaphysique » qui, de son propre aveu, ne se sentait « guère motivé religieusement », a reconnu les limites de l’Aufklärung et souhaité une participation active des croyants aux débats sur les problèmes éthiques dont la solution conditionnait la 49 Le texte de la communication du cardinal Ratzinger est reproduit dans La Documentation catholique, n° 2217, 2 janvier 2000. Voir également : « Der angezweifelte Wahrheitsanspruch », FAZ, 8 janvier 2000. irfI ©26/30 J . Klein / Benoît XVI cohésion des sociétés modernes. Il estimait que les religions ne devaient pas être récusées au motif que leur statut épistémologique relevait de l’irrationnel et considérait que les conceptions morales qu’elles prônaient n’avaient pas une valeur moindre que celles qui procédaient d’un discours scientifique ou d’un savoir séculier en général. De son côté, le cardinal Ratzinger a introduit des éléments nouveaux dans le discours traditionnel de l’Église pour tenir compte du phénomène de la mondialisation et de l’incapacité de la science à fonder une morale permettant de conjurer les menaces qui pèsent sur l’humanité. Pour exorciser le terrorisme qui se nourrissait de fana- tisme religieux, il proposait de mettre la religion sous la tutelle de la raison mais les pathologies d’une raison qui ne sait reconnaître rien d’autre qu’elle-même le préoccupaient tout autant. Toutefois, il esti- mait que l’invocation du droit naturel et du concept de nature pour fonder une éthique mondiale n’était plus pertinente car ils avaient per- du « toute valeur avec l’avènement triomphal de la théorie de l’évo- lution ». Enfin, il prenait acte de la non-universalité de facto des deux grandes cultures de l’Occident, celle de la foi chrétienne et celle de la rationalité laïque et soulignait la nécessité d’une dimension inter- culturelle pour traiter des questions humaines fondamentales. Selon lui, les deux composantes de la culture occidentale ne devaient pas rejeter les autres cultures comme quantités négligeables mais les intégrer dans une « corrélation polyphonique où elles s’ouvriraient elles-mêmes à l’essentielle complémentarité de la raison et de la foi50 » On n’était pas habitué à entendre ce langage de la part d’un haut dignitaire de l’Église romaine et il est significatif que Joseph Ratzinger n’ait pas modifié son discours depuis son accession au trône pontifical. En effet, Benoît XVI continue de plaider pour le dia- logue des cultures et, dans les mois qui ont suivi son élection, il a manifesté de l’intérêt pour le projet d’une « éthique mondiale » (Weltethos) que son ancien collègue de la Faculté de théologie catholique de l’Université de Tübingen, Hans Küng, avait lancé en 1990. On sait que celui-ci avait été interdit d’enseignement en 1979 par Jean-Paul II et qu’il avait sollicité en vain un entretien avec le souverain pontife pour s’expliquer sur ses positions jugées aven- turées dans le domaine de la doctrine et de l’organisation ecclésiale. Or Benoît XVI a fait preuve à son égard d’une plus grande ouverture puisqu’il a répondu dans des délais très brefs à sa demande d’audience et l’a accueilli dans sa résidence d’été de Castel Gandolfo, le 24 septembre 2005. Selon le communiqué publié deux jours plus tard par le bureau de presse du Vatican, la rencontre se serait déroulée dans une atmosphère amicale, les questions liti- gieuses ayant été mises entre parenthèses et les échanges ayant porté essentiellement sur la contribution des religions et de la « raison séculière » à l’élaboration d’une éthique mondiale. Dans sa controverse avec Jürgen Habermas, le cardinal Ratzinger avait 50 On trouvera le texte des interventions de Jürgen Habermas et de Joseph Ratzinger dans la revue Esprit, juillet 2004. irfI ©27/30 J . Klein / Benoît XVI considéré qu’il s’agissait là d’une abstraction, mais il encourageait désormais les efforts déployés par Hans Küng dans cette direction et affirmait que l’une des tâches essentielles de son pontificat serait de favoriser l’émergence de valeurs qui transcenderaient les clivages culturels de l’humanité. Par ailleurs, il portait un jugement positif sur le dernier livre de son hôte, Der Anfang aller Dinge, qui traite des relations entre la religion et les sciences naturelles et approuvait ses initiatives en vue de relancer le dialogue sur ces questions. De son côté, Hans Küng se félicitait de l’engagement du pape en faveur du dialogue interreligieux et des contacts qu’il avait établis avec « dif- férents groupes sociaux constitutifs du monde moderne. » Ces convergences ont été saluées par le théologien catholique réformiste, Karl-Josef Kuschel, dans une étude nuancée qui ne dissimule pas les différences entre les conceptions théolo- giques de Benoît XVI et de Hans Küng, mais considère que les ouvertures pratiquées par le pape en direction des Juifs et des Musulmans lors des Journées mondiales de la jeunesse de Cologne et que le contenu et le ton de l’encyclique Deus caritas est de janvier 2006 laissent bien augurer de la poursuite du dialogue interreligieux et interculturel51. Le fait est que Benoît XVI a persévéré dans cette voie et que le bilan provisoire de son action deux ans après son élection ne lui est pas défavorable. Certes, les réformes de l’Église institutionnelles que les théologiens réformistes considèrent comme la pierre de touche d’un œcuménisme authentique ne sont pas une priorité pour le souverain pontife, qui envisage la restauration de l’unité des chrétiens selon des modes qui ne produiront leurs effets qu’à long terme. Toutefois, des jalons ont été posés dans le développement des relations avec l’orthodoxie à l’occasion du voyage du pape en Turquie (28 novembre-1er décembre 2006) et sa rencontre avec le patriarche œcuménique, Bartholomé Ier, a permis de resserrer les liens entre les Églises de Rome et de Constanti- nople. Par ailleurs, dans une déclaration commune adoptée le 30 no- vembre, les deux parties ont manifesté la convergence de leurs vues sur les démarches à accomplir pour parvenir à la pleine unité. Enfin, par-delà cette « proximité œcuménique », le pape a également posé la question sensible de la liberté religieuse et exprimé l’espoir que les principes de la laïcité inscrits dans la Constitution turque trouvent dans « la vie quotidienne du patriarcat et des autres communautés chrétiennes une réalisation concrète toujours croissante52. » Il convient enfin de souligner que le dialogue avec les musul- mans n’a pas été interrompu en dépit des remous provoqués par le discours prononcé par Benoît XVI à l’Université de Ratisbonne, le 12 septembre 2006, à l’occasion de sa rencontre avec les représen- tants du monde des sciences. Le thème central de son intervention était le dialogue entre la foi et la raison et, pour exposer ses vues en 51 Voir K.-J. Kuschel, « Wohin steuert Benedikt XVI ? » - Stimmen der Zeit, vol. 224, cahier 5, mai 2006. 52 Voir le discours du pape à la Curie romaine à l’occasion de la présentation des vœux de Noël, le 22 décembre 2006. irfI ©28/30 J . Klein / Benoît XVI la matière, il s’était référé à une controverse théologique du XIVe siècle entre l’empereur byzantin Manuel II Paléologue et un lettré per- san qui embrassait tout le domaine de la structure de la foi couvert par la Bible et le Coran. Ce qui a surtout retenu son attention dans cet échange était la question de la guerre sainte (djihad) sur laquelle l’empereur s’était exprimé en termes particulièrement abrupts : « Montre-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau et tu ne trou- veras que du mauvais et de l’inhumain comme ceci qu’il a prescrit de répandre par l’épée la foi qu’il prêchait. » Après s’être prononcé d’une manière si peu amène, il expliquait pourquoi la diffusion de la foi par la violence était contraire à la raison. « Dieu ne prend pas plaisir au sang et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. » C’est en se fondant sur ce texte que le pape a présenté la quintes- sence de sa pensée sur les interactions de la foi et de la raison et montré que les religions peuvent être des facteurs de paix si elles s’affirment dans un espace public placé sous le signe du pluralisme et de la tolérance. Or, le discours de Ratisbonne a suscité des réac- tions très vives dans le monde musulman, où les propos de Benoît XVI ont été ressentis comme une offense au prophète. La tempête ne s’est apaisée qu’après les mises au point faites par le pape précisant que la citation du texte médiéval n’exprimait en aucune manière sa pensée personnelle et que son propos était seulement de l’utiliser pour conclure à « un refus clair et radical de la motivation religieuse de la violence de quelque côté qu’elle provienne. » La lettre ouverte adressée le 15 octobre au pape par 38 théologiens et chefs religieux musulmans en vue d’un dialogue sur ces questions controversées et l’accueil réservé le mois suivant à Benoît XVI lors de son voyage en Turquie ont permis de dissiper les malentendus les plus flagrants. Il n’en reste pas moins que dans le dialogue avec l’Islam, il faut garder à l’esprit le fait que le monde musulman doit faire face au- jourd’hui à un défi semblable à celui auquel l’Église catholique a été confrontée depuis le siècle des Lumières et que le concile Vatican II a relevé au terme d’une longue et difficile recherche. À cet égard, le pape a adopté une attitude compréhensive et respectueuse à l’égard des musulmans et il a assuré de sa solidarité tous ceux qui s’enga- gent contre la violence et pour l’harmonie entre foi et religion, entre religion et liberté. Dans son discours de Ratisbonne, il avait relevé qu’une raison qui reste sourde au divin et repousse la religion dans le domaine des sous-cultures est inapte au dialogue des cultures. Ulté- rieurement, il a donné son sentiment sur l’attitude que la communau- té des fidèles doit adopter face à la philosophie des Lumières : d’une part, s’opposer à la dictature de la raison positiviste qui exclut Dieu de l’espace public ; d’autre part, accueillir les véritables conquêtes des Lumières comme les droits de l’homme et la liberté religieuse. Ainsi la pensée du pape va au fond de la question cruciale du rapport de l’Occident avec l’Islam. Le christianisme a l’avantage d’être enra- ciné dans la culture occidentale et cela n’a été possible que grâce à la rencontre de la raison grecque et de la tradition biblique. Il pourrait donc jouer un rôle de médiation permettant à l’Islam d’accéder à son tour à la raison critique. irfI ©29/30 J . Klein / Benoît XVI * * * L reasp pcoornts iddiréeracttieomnse nqt uio ppérréactèoidreen te nntree pl’earpmpeattrteennt apnacse dd’éet aJbolisre puhn Ratzinger à la nation allemande et la trajectoire de l’homme d’Église depuis les années où il fréquentait le petit séminaire de Traunstein jusqu’à son élévation au trône pontifical. Certes les expériences de la dictature nazie et son immersion dans un catholicisme bavarois peu enclin à sacrifier aux prestiges du nationalisme l’ont profondément marqué. En outre, sa carrière de professeur ne se conçoit que dans un pays où l’enseignement de la théologie s’inscrit dans les struc- tures universitaires et jouit d’un prestige dont personne n’ose rêver en France. Enfin, originaire du pays de Luther, il est particulièrement sensible aux problèmes que soulève la restauration de l’unité des chrétiens et s’attache à trouver des solutions qui soient compatibles avec le maintien de la diversité des communautés ecclésiales. Toute- fois, il est apparu clairement que le pèlerinage qu’il a effectué l’an dernier dans sa patrie (Heimat) n’était pas placé sous le signe de la nostalgie d’une piété d’un autre âge mais répondait à la volonté de « transmettre à ses compatriotes la vérité éternelle de l’Évangile et de ranimer l’élan missionnaire de l’Église et des fidèles ». En rendant visite au pays où il avait ses racines Benoît XVI a pris soin de ne pas laisser s’accréditer l’image d’un pape bavarois mais s’est présenté en majesté comme le pasteur de l’Église universelle. irfI ©30/30