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Anciens du Collège Sainte-Marie de Sierck

Continuer l'histoire

 

« Continuer l’histoire » par Hubert Védrine avec la collaboration de Adrien Abécassis et Mohamed Bouabdallah – Paris, Fayard, 2007, 150 pages.

 

Dans cet essai paru au début de l’année 2007, l’ancien Ministre des Affaires étrangères du gouvernement présidé par Lionel Jospin (1997-2002) expose ses vues sur l’état du monde et indique à quelles conditions la France et l’Union européenne (UE) pourraient apporter leur contribution à l’instauration d’un nouvel ordre international. Il s’était déjà livré au même exercice quand il dirigeait le Quai d’Orsay et on se souvient de son dialogue avec Dominique Moïsi paru chez Fayard en l’an 2000 sous le titre : « Le cartes de la France à l’heure de la mondialisation ». A l’époque, M. Védrine était en butte aux attaques d’un « parti intellectuel » qui lui reprochait de ne pas intégrer la défense des droits de l’homme dans la conduite de la politique étrangère et de négliger les requêtes de la « société civile » en faveur d’une diffusion universelle de la démocratie. Ses détracteurs s’indignaient notamment de le voir pratiquer une « Realpolitik » cynique vouée à une défense étroite des intérêts nationaux alors qu’une « gouvernance globale » était seule en mesure de résoudre les problèmes qui se posaient dans une société mondialisée. Ils déploraient également la répugnance de la France à consentir aux transferts de souveraineté jugés nécessaires pour hâter la construction politique de l’Europe et permettre la mise en œuvre de stratégies communes. Enfin, ils estimaient que la revendication d’une « exception culturelle » et l’accent mis sur la francophonie relevaient de préoccupations d’un autre âge et ne pouvaient qu’indisposer les Etats-Unis et les autres partenaires de la France sans profit pour quiconque.

 

A ces imputations, que Dominique Moïsi avait montées en épingle dans son entretien avec Hubert Védrine, celui-ci avait répliqué en termes cinglants et ne s’était pas privé de dénoncer  l’inanité d’un discours qui parait la société civile de toutes les vertus en ignorant qu’elle n’était pas en toutes circonstances la garante de la démocratie et qu’elle n’abolissait pas les hiérarchies de puissance mais les exprimait sous une forme nouvelle. Pour sa part, il était parfaitement conscient des risques liés à la mondialisation, cette « fille du progrès technique et des tragédies en chaîne du XXème siècle », et ne niait pas la place qu’occupaient dans le système international les organisations non gouvernementales (ONG). Toutefois, celles-ci n’avaient pas vocation à se substituer aux Etats dans la vie internationale et leur implication dans la solution de problèmes où leur compétence était avérée ne devait pas avoir pour conséquence de « bouleverser le système stratégique actuel ». Quant à la politique culturelle de la France et à son attitude vis-à-vis de la construction européenne, Hubert Védrine la jus tifiait à la fois par son souci de « civiliser la mondialisation » et par son attachement à l’idée d’une Europe une et diverse où tous les Etats apporteraient leur contribution spécifique à l’élaboration d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). A ses yeux, celle-ci n’abolissait pas les politiques étrangères nationales mais prenait appui sur elles et représentait une « valeur ajoutée » et les autres dirigeants européens n’avaient pas en la matière une position différente puisqu’ils « cherchent tous à articuler au mieux l’intérêt national toujours présent et l’intérêt européen croissant  et qu’aucun d’eux ne voit là une contradiction insurmontable ». En définitive, c’est par des actions de mieux en mieux coordonnées et des coopérations renforcées que des progrès pouvaient être accomplis sur la voie d’une politique commune. Toutefois, M. Védrine estimait que les pays membres de l’Union ne devraient pas se contenter du « plus petit commun dénominateur que sont la paix, les droits de l’homme et le développement » mais nourrir des ambitions plus hautes et doter l’Europe des capacités qui lui permettraient de jouer un rôle à sa mesure sur la scène mondiale.

 

Enfin, dans le chapitre final intitulé « Ethique et réalisme », l’auteur prenait ses distances par rapport à la prétention occidentale d’imposer ses valeurs à l’univers tout entier et stigmatisait l’illusion entretenue par certains esprits de pouvoir convertir à la démocratie des pays qui n’étaient pas mûrs pour faire ce saut qualitatif. Au rebours d’un idéalisme qui faisait fi des traditions culturelles et des pesanteurs de l’histoire, il se prononçait en faveur d’une politique internationale qui ferait la synthèse des courants réalistes et idéalistes et se soumettrait aux exigences de l’éthique de responsabilité telle que l’a définie le sociologue allemand Max Weber dans son livre : « Le savant et le politique » (1919).

 

On sait que « Les cartes de la France à l’heure de la mondialisation » et l’article de Hubert Védrine paru la même année dans « Le Monde diplomatique » [1] ont alimenté les controverses et suscité des réactions vives aussi bien dans le monde des médias [2] que dans les milieux universitaires américains.[3] Toutefois, elles n’ont eu qu’une incidence négligeable sur les orientations de la politique étrangère de la France pendant la période de cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin et pour l’essentiel le cap fixé par le Président de la République et le Premier Ministre a été maintenu Il n’en reste pas moins que dans son dialogue avec Dominique Moïsi, le Ministre des Affaires étrangères ne s’embarrasse pas de contradictions notamment lorsqu’il évoque l’action menée contre la Serbie pour mettre un terme aux exactions commises au Kosovo ou lorsqu’il se targue d’avoir pris des positions en flèche pour mettre l’Autriche à l’index après la participation du parti de Jörg Haider à un gouvernement de coalition à Vienne. En l’occurrence, on est surpris qu’un esprit aussi prévenu que Hubert Védrine contre les dérives du droit d’ingérence approuve des interventions qui en sont une illustration fâcheuse. Ainsi, l’Autriche a été traitée avec plus de rigueur que l’Italie qui s’était mise auparavant dans un cas semblable et la plupart des observateurs reconnaissent aujourd’hui que l’affaire Haider a été gérée habilement par la démocratie-chrétienne et n’a pas eu les effets délétères que l’on pouvait redouter. Quant à la guerre du Kosovo, et indépendamment de toute considération sur la légalité du recours à la force, il est permis de s’interroger sur l’adéquation de la stratégie militaire appliquée par l’OTAN pour remédier au sort des populations albanophones et d’exprimer des doutes sur la pertinence des mesures envisagées depuis la cessation des hostilités (juin 1999) pour organiser la coexistence pacifique des communautés serbes et albanophones sur un territoire au statut incertain. On conçoit  que M. Védrine n’ait pu tenir un autre langage à l’époque où il était lié par la solidarité gouvernementale et son propos s’apparente manifestement à un plaidoyer pro domo. Depuis 2002, il n’exerce plus de responsabilités officielles et il peut donc s’exprimer avec une plus grande liberté, ce dont il ne se prive pas dans son dernier essai.

 

Le titre de l’ouvrage : « Continuer l’histoire » est ambigu car on ne sait trop si l’auteur adhère à la thèse de la continuité des processus historiques amorcés au XXème siècle ou s’il intègre dans son discours les ruptures qui se sont produites avec l’effondrement de l’ordre bipolaire. On se souvient que dans les années 1980, le président de la République fédérale d’Allemagne, Richard von Weizsäcker, avait publié un recueil de textes sous le titre : « Die deutsche Geschichte geht weiter » (L’histoire allemande continue) pour signifier que le IIIème Reich n’était qu’une parenthèse dans l’histoire de l’Allemagne, que sa division au lendemain de la seconde guerre mondiale était provisoire et qu’il ne fallait ménager aucun effort pour reconstituer l’unité nationale. On sait que cet appel a été entendu par les Allemands surtout à l’Est et que le chancelier Kohl a su tirer parti des bouleversements qui se sont produits dans les pays d’Europe centrale et orientale après la « chute du mur de Berlin » pour réaliser l’objectif de l’unification allemande à des conditions compatibles avec le renforcement de la paix et de la sécurité sur le continent européen. Sans doute Hubert Védrine veut-il adresser un message similaire à ses concitoyens et les convaincre que la France continuera de jouer un rôle sur la scène mondiale et mettra en œuvre une politique étrangère spécifique dans le « nouveau concert européen ». Toutefois, on ne saisit pas toujours le fond de sa pensée et il use de formules à l’emporte pièce qui peuvent donner lieu à des interprétations multiples. En affirmant que « les Occidentaux ont cru, avec la fin de l’Union soviétique, avoir gagné la bataille de l’Histoire » (p. 7) et « refusent de voir, depuis l’Olympe où ils pensent se situer, qu’ils ont perdu le monopole de l’Histoire du monde » (p.52), il laisse entendre implicitement que les prétentions des « peuples anglo-saxons à diriger le monde », selon la confidence faite par Churchill à Foster Dulles, ne sont plus de mise et que le temps des empires coloniaux est révolu. Mais il est probable que son propos vise surtout la thèse de la « fin de l’histoire » soutenue naguère par Francis Fukuyama et qui tendait à accréditer l’idée que la chute du communisme soviétique consacrerait la victoire définitive et l’extension planétaire du modèle occidental de la démocratie et de l’économie de marché.[4] Hubert Védrine s’inscrit en faux contre cette vision irénique et il avoue avoir été plus sensible aux avertissements lancés par Samuel Huntington sur les risques d’un « choc des civilisations ».[5]

 

Le fait est que les prévisions de Fukuyama ne se sont pas réalisées alors que la dégradation de la situation au Moyen-Orient a mis en évidence « le risque d’un véritable choc de civilisations Islam-Occident » qui se situe lui-même dans le prolongement de l’affrontement majeur entre modernistes et fondamentalistes au sein du monde musulman (p. 44 sq). Enfin, Hubert Védrine évoque à plusieurs reprises le poids de l’histoire dans la vie des nations et met en garde contre des lectures idéologiques du passé qui peuvent donner lieu soit à des « glorifications unilatérales», soit à des « repentances masochistes ». Pour éviter ces dérives, il suggère aux Français d’assumer l’Histoire dans son intégralité, de la poursuivre en la dépassant et d’en tirer des leçons pour l’avenir. En concluant son essai par cette exhortation l’auteur Hubert Védrine instrumentalise l’Histoire au service d’un projet politique dont il expose les grandes lignes et justifie le bien-fondé. Mais le lecteur restera sur sa faim s’il cherche dans ce livre des réponses aux questions qu’il se pose sur la nature et les limites de la science historique. Pour éclairer sa lanterne il devra puiser à d’autres sources et les écrits de Pierre Vendryès, [6] de Daniel Halévy[7] et de Paul Valéry [8] comportent à cet égard des enseignements qu’il pourra méditer avec profit.

 

On retrouve dans « Continuer l’histoire » les thèmes qui sont chers à Hubert Védrine, mais son ton s’est durci aussi bien dans la dénonciation d’une vision idéaliste des relations internationales que dans le constat désabusé de l’impuissance de l’ONU et de l’UE à relever les défis du XXIème siècle. A cet égard, le titre du chapitre préliminaire – Occidental Vertigo – est révélateur des sentiments que lui inspire l’aveuglement des Occidentaux qui restent convaincus de la supériorité de leur système de valeurs et du bien-fondé d’une politique tendant à l’imposer à tous, alors qu’il devraient se soucier des résistances auxquelles ils se heurtent et tirer les leçons de l’échec de leur croisade pour l’extension mondiale de la démocratie. [9] Il ne saurait être question de soumettre à un examen, même sommaire, les arguments mis en avant par l’auteur pour étayer sa thèse et on se bornera à souligner la rigueur et les accents polémiques de son plaidoyer en faveur du réalisme en politique étrangère, auquel les Occidentaux seraient bien inspirés de se conformer s’ils veulent peser sur le cours de l’histoire et contribuer à l’émergence d’un « monde meilleur ».

 

Dans ses considérations sur les exigences d’une réforme des organisations internationales et sur la nécessité d’améliorer le fonctionnement de l’Union européenne, Hubert Védrine met en évidence le rôle des Etats dans la gestion des crises et la maîtrise de la mondialisation. Il en déduit logiquement que toute démarche tendant à conférer une nouvelle légitimité au système multilatéral implique la restauration de ses éléments constitutifs que sont les Etats. C’est qu’aujourd’hui, « le monde souffre plutôt de l’impuissance des Etats que de leur excès de puissance » et que les pays en voie de développement auraient besoin « d’Etats démocratiques forts et capables » pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. Aussi propose-t-il de rompre avec un courant de pensée qui postule depuis des années « le déclin inexorable et même souhaitable des Etats » et d’en appeler à une appréhension plus réaliste du monde où « la démocratie et l’économie de marché continueront de s’étendre sous des formes diverses et contrastées » mais où les chances d’un « universalisme fondé sur les seules valeurs occidentales » sont minces. Cependant, la France et les autres pays membres de l’UE ne sont pas dépourvus de moyens pour faire entendre leur voix et marquer l’histoire de leur empreinte à condition qu’ils la regardent en face et soient conscients des atouts dont ils disposent pour faire prévaloir leurs vues. En s’exprimant ainsi, Hubert Védrine fait écho aux réflexions de Paul Valéry qui était convaincu que l’histoire ne nous permet guère de prévoir mais considérait « qu’associée à l’indépendance de l’esprit elle peut nous aider à mieux voir ». Ce n’est donc pas sans fruit que l’on « médite sur le passé en ce qu’il a de révolu » car il nous montre les grands avantages d’une préparation générale et constante qui offre à l’homme la possibilité de « manœuvrer au plus tôt contre l’imprévu ».[10]

 

Jean Klein

Professeur émérite de l’Université Paris1 (Sorbonne)

Chercheur associé à l’IFRI        

 

[1] « Droit d’ingérence, démocratie, sanctions. Refonder la politique étrangère française » par Hubert Védrine - Le Monde Diplomatique, décembre 2000 

[2] Voir notamment  « Hubert Védrine, les ONG et les droits de l’homme » par Claire Tréan – Le Monde, 3 janvier 2001

[3] Voir « The French Difference » par Tony Judt - The New York Review of Books, 12 avril 2001

[4] Voir la traduction française de l’ouvrage de Francis Fukuyama : « La fin de l’histoire et le dernier homme » - Paris, Flammarion, 1992, 452 p.

[5] Voir son article « The clash of civilizations ? » in Foreign Affairs, Eté 1993 et son livre “The clash of civilizations and the remaking of world order » - New York , Simon and Schuster, 1996. Une traduction française de ce livre est parue en 1997 chez Odile Jacob sous le titre “Le choc des civilisations”

[6] Voir notamment  « De la probabilité en histoire. L’exemple de l’expédition d’Egypte » par Pierre Vendryès – Paris, Albin Michel, 1952.

[7] Voir « Essai sur l’accélération de l’histoire » par Daniel Halévy – Paris, Les îles d’or. Editions Self, 1948

[8] Voir les « Essais quasi politiques » in  Œuvres de Paul Valéry, tome 1 – Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1957

[9] «  Make the world safe for democracy » était au lendemain de la première guerre mondiale une des requêtes du président Woodrow Wilson pour garantir la paix et la sécurité internationales

[10] « Discours de l’Histoire » prononcé à la distribution solennelle des prix du lycée Janson-de-Sailly, le  13 juillet 1932 – Œuvres de Paul Valéry, op. cit., pp.1128-1137

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