Deutschland , ein Vaterland
« Deutschland einig Vaterland. Die Geschichte der Wiedervereinigung » par Andreas Rödder - Munich, Verlag C.H. Beck, 2009, 490 p.
Vingt ans après l’effondrement de l’ordre bipolaire et l’amorce du processus qui a débouché sur l’accession de l’Allemagne unie à la pleine souveraineté, Andreas Rödder, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Mayence, a publié un ouvrage dont l’ambition est de retracer les différentes étapes de la réunification allemande, de souligner le rôle des acteurs qui ont contribué au succès de cette entreprise et de mettre en évidence les obstacles qu’ils ont dû surmonter pour atteindre l’objectif qu’ils s’étaient fixés. Pour mener à bien ce projet, l’auteur a pris appui sur l’abondante littérature consacrée à son sujet et s’est livré à une enquête approfondie pour reconstituer les voies empruntées et les moyens mis en œuvre pour promouvoir l’unité allemande dès lors qu’elle était souhaitée par la majorité de la population est-allemande et que le chancelier Kohl s’était prononcé clairement en sa faveur. Enfin, il aborde de front les problèmes auxquels a été confrontée l’Allemagne unie du fait de la fusion de deux Etats - la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA) - qui avaient suivi des parcours divergents au lendemain de la seconde guerre mondiale et s’étaient trouvés dans des camps opposée pendant la période de la guerre froide.
L’auteur se livre à des considérations pertinentes sur le mode opératoire de l’unification, le chancelier Kohl ayant décidé brûler les étapes en créant l’Union monétaire, économique et sociale, entrée en vigueur le 1er juillet 1990, et en optant pour l’adhésion de la RDA au système constitutionnel de la RFA selon la procédure expéditive prévue par l’article 23 de la loi fondamentale. En outre, il souligne l’articulation entre les aspects intérieurs et extérieurs de l’unification allemande, en rappelant les changements intervenus sur la scène internationale après l’accession au pouvoir de Mikhail Gorbatchev et les requêtes formulées par les quatre puissances responsables de l’Allemagne pour préserver les équilibres sur lesquels reposait la sécurité en Europe. Il s’agissait essentiellement du maintien de l’Allemagne unie dans l’OTAN, de son intégration dans une Europe dotés de pouvoirs renforcés, de la limitation de ses forces armées et de ses armements et de la reconnaissance de l’intangibilité de la frontière germano-polonaise le long de l’Oder et de la Neisse. Ces questions ont été tranchées par le « traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne »
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signé à Moscou le 12 septembre 1990 et les garanties qu’il prévoit sont de nature à dissiper les inquiétudes relatives à une renaissance des ambitions hégémoniques allemandes.
En France, on se souvient du propos tenu par François Mauriac en février 1939 - «d’autres pays ont une vocation, l’Allemagne n’a qu’une fatalité : celle de recréer indéfiniment autour d’elle la coalition de la peur »1 - et de la mise en garde formulée par Hubert Beuve-Méry contre les visées du IIIème Reich dans un essai paru la même année sous l’égide du Centre d’études de Politique étrangère.2 Cinquante plus tard, les sentiments des Français avaient changé et ils ont salué dans leur grande majorité la reconstitution de l’unité allemande même si des craintes étaient exprimées çà et là sur la volonté de l’Allemagne, puissance économique dominante, d’imposer son modèle à l’Europe. Aussi ne peuvent-ils que souscrire au vœu formulé par l’auteur dans l’épilogue de son livre. Prenant acte de l’heureux dénouement de la crise provoquée par l’effondrement du système des blocs et la faillite du régime est-allemand, il estime que les problèmes soulevés par l’unification de son pays ont été résolus de manière satisfaisante et que l’on peut espérer selon les paroles de l’hymne national de la RDA composé en 1949 par Johannes Robert Becher, qu’un « soleil radieux luira de nouveau sur une Allemagne unie, surgie des ruines et se tournant résolument vers l’avenir ».3
Il ne saurait être question de retracer les différentes étapes du processus de l’unification telles que les présente Andreas Rödder, ni de suivre le fil de sa démonstration lorsqu’il tente d’expliquer les variations du comportement des Allemands qui semblaient s’être accommodés de la division de leur pays dans les années 1980 mais se sont prononcés massivement en faveur de la réunification dès lors que prévalut le sentiment de leur appartenance à une nation commune (Wir sind ein Volk). On sait que l’émancipation des nations captives d’Europe centrale et orientale et le refus de l’Union soviétique de recourir à la force pour maintenir les régimes socialistes ont créé les conditions favorables à la reconstitution de l’unité allemande mais on ne saurait sous-estimer le rôle majeur joué en l’occurrence par le chancelier Kohl.. L’auteur souligne à juste titre les talents qu’il a déployés pour faire aboutir le projet dont il avait esquissé les grandes lignes dans sa déclaration devant le Bundestag du 28 novembre 1989 et l’habileté dont il a fait preuve pour atteindre l’objectif qu’il s’était fixé. Après 1 « Mémoires Politiques » de François Mauriac - Paris, Grasset, 1967, p. 67 2 H. Beuve-Méry : « Vers la plus grande Allemagne » - Paris, Paul Hartmann, éditeur, 1939 3 Les paroles de la première strophe de l’hymne national s’énoncent comme suit : « Auferstanden aus Ruinen und der Zukunft zugawandt, lass uns Dir zum Guten dienen Deutschland, einig Vaterland. Alte Not gilt es zu zwingen und wir zwingen sie vereint, denn es muss uns doch gelingen, dass die Somme, schön wie nie, über Deutschland scheint »
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l’acceptation par Mikhail Gorbatchev du principe de l’unification allemande au début de l’année 1990, le processus s’est accéléré et Helmut Kohl n’a pas hésité à intervenir dans la campagne des élections législatives du 18 mars en RDA, contribuant ainsi à la victoire des partis se réclamant de « l’alliance pour l’Allemagne. Les négociations menées ultérieurement avec le gouvernement de Lothar de Maizière ont permis de fixer le cadre juridique et de régler les modalités pratiques de l’unification et, le 3 octobre 1990, le pari du chancelier fédéral était gagné. Comme les négociations dites 2 + 4 avaient également débouché sur un règlement satisfaisant des aspects extérieurs de la question allemande, le but fixé par le préambule de la loi fondamentale du 23 mai 1949 et le traité conclu le 26 mai 1952 entre la RFA et trois puissances alliées (Deutschlandvertrag) était atteint. L’Allemagne réunifiée accédait à la pleine souveraineté et le peuple allemand dans son ensemble était désormais en mesure d’apporter sa contribution à « la paix du monde dans le cadre d’une Europe unie ».
Si la reconstitution de l’histoire de la réunification allemande par Andreas Rödder répond à l’attente de tous ceux qui souhaitent avoir une vue d’ensemble sur la manière dont elle s’est réalisée et sur les problèmes qu’elle a soulevés, il n’en reste pas moins que dans des domaines particuliers le lecteur reste sur sa faim. Ainsi on regrette la discrétion dont fait preuve l’auteur dans l’évocation de la politique étrangère et de sécurité de l’Allemagne unie dans les années 1990 alors qu’il consacre de longs développements aux mesures économiques et sociales prises à la même époque pour faciliter le rapprochement entre les Allemands de l’Est et de l’Ouest et créer les conditions favorables au relèvement des nouveaux Länder. Or, les ambiguïtés de la politique allemande dans les Balkans, notamment après la proclamation de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie et les réticences des dirigeants de Berlin à participer à des opérations de maintien et de rétablissement de la paix en dehors de la zone couverte par le traité de l’Atlantique Nord (out of area) auraient mérité un commentaire, sinon un examen approfondi. La même observation vaut pour les controverses suscitées par la publication des ouvrages de Gregor Schöllgen et de Hans Peter Schwarz,4 le retour de la « puissance centrale sur la scène mondiale » ayant parfois été interprété comme le signe avant-coureur de l’émergence d’une puissance hégémonique au cœur de l’Europe. On ne trouve pas trace dans le livre de Andreas Rödder du débat qui s’est instauré sur ce point en France et c’est en vain que l’on chercherait dans sa bibliographie le nom de Stephan Martens,
4 Voir : « Die Macht in der Mitte Eruopas. Stationen deutscher Aussenpolitik von Friedrich dem Grossen bis zur Gegenwart » - Munich, C.H. Beck, 1992 et « Die Zentralmacht Europas. Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne » par Hans-Peter Schwarz – Berlin, Siedler verlag, 1994 et
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professeur au département d’études germaniques de l’Université de Bordeaux, qui s’est attaché à dissiper ces phantasmes dans des écrits qui font autorité.5
Par ailleurs, la question de la « nation allemande dans l’Europe divisée »6 donne parfois lieu à des appréciations discutables. Ainsi l’auteur laisse entendre que vers la fin des années 1980 les Allemands avaient renoncé à la perspective de la réunification de leur pays et s’étaient accommodés volens nolens de la coexistence de deux Etats allemands, dans la mesure où le maintien du statu quo était perçu comme le garant de la paix en Europe et où la coopération interallemande permettait d’améliorer le sort des habitants de la RDA. Certes, ce sentiment prévalait parmi les dirigeants du SPD et, à la veille de la chute du mur de Berlin, les documents préparatoires du Congrès du parti social-démocrate prévoyaient l’abandon de toute référence à la réunification, alors que la visée de l’Ostpolitik de Willy Brandt était la création d’un « ordre de paix en Europe permettant au peuple allemand de recouvrer son unité par une libre autodétermination ».7 Même Egon Bahr, l’architecte de l’Ostpolitk, s’est résigné au maintien du statu quo et a proposé de consacrer juridiquement la division de l’Allemagne dans un essai 8 qui se présentait comme une réponse aux ouvertures faites par Mikhail Gorbatchev dans son livre manifeste intitulé « Perestroika »9
En revanche, le chancelier Kohl n’a pas cédé à cette tentation et les débats qui se sont instaurés au Bundestag à l’automne 1988 ont mis en évidence les différences entre les positions de la CDU et du SPD sur la finalité de la Deutschlandpolitik et sur la nécessité de maintenir la cap fixé par le préambule de la loi fondamentale de 1949. Ces clivages expliquent dans une large mesure le cours des évènements après la chute du mur de Berlin et les déboires de la social-démocratie lors des premières élections libres en RDA, en dépit du ralliement de Willy Brandt au mouvement en faveur de l’unité et du retentissement de son appel : « Jetzt muss zusammen wachsen was zusammen gehört ». Le débat sur le bien-fondé et les modalités de la réunification s’est poursuivi au sein du SPD jusqu’à la fin de l’année et 5 Voir notamment : « Allemagne. La nouvelle puissance européenne » par Stephan Martens –Paris, Presses universitaires de France, 2002 6 Sur ce thème on ne saurait trop recommander la remarquable étude de Eberhard Schulz : « Die deutsche Nation in Europa. Internationale und historische Dimensionnen » - Bonn, Europa Union Verlag, 1982. Elle a été entreprise sous l’égide de l’Institut de recherche de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik dont l’auteur était directeur-adjoint 7 Les lettres sur l’unité allemande figurant en annexe du traité de Moscou du 12 août 1970 et du traité régissant les relations entre les deux Etats allemands du 21 décembre 1972 (Grundvertrag) ne laissent pas le moindre doute sur la finalité de l’Ostpolitik du chancelier Willy Brandt. 8 « Zum europäischen Frieden. Eine Antwort auf Gorbatschow » - Berlin, Siedler, 1988 9 « Perestroika. Vues neuves sur notre pays et le monde » - Paris, Flammarion, 1987
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le ton donné par M. Oskar Lafontaine à la campagne pour les élections législatives panallemandes de décembre 1990 n’a pas été étranger à l’échec de son parti et à la prolongation de « l’ère de Kohl » (p. 299).
Enfin, le lecteur français ne peut rester insensible à la présentation partielle, voire partiale de la politique de son pays. Ainsi l’auteur laisse entendre que le Président Mitterrand partageait les préventions de Madame Thatcher à l’égard de l’unification allemande (p. 46), tout en concédant que sa politique s’est démarquée de celle de la « dame de fer » après qu’il eut obtenu du chancelier Kohl l’inscription de ce projet dans la perspective d’une intégration monétaire, économique et politique de l’Europe (p. 160 sq.). Toutefois, l’accent est mis sur l’ambivalence de l’attitude des dirigeants français qui n’auraient suivi le mouvement que de mauvaise grâce et n’auraient pas dissimulé leur attachement au statu quo. Tout différent aurait été le comportement des Etats-Unis qui auraient prêté dès l’origine une oreille attentive aux aspirations nationales du peuple allemand et appuyé sans réserve la politique du chancelier Kohl.
On est en droit de contester cette vision schématique de l’histoire et Frédéric Bozo ne s’en est pas privé dans un livre10 qui soumet à une analyse rigoureuse les écrits des publicistes et des historiographes qui tentent d’accréditer la thèse d’une méfiance invétérée, voire d’une hostilité de la France à l’unification allemande. Pour la réfuter, il convient de rappeler que le général de Gaulle a déclaré dès 1959 que « la réunification des deux fractions en une seule Allemagne qui serait entièrement libre nous paraît être le destin normal du peuple allemand »11 et qu’en 1965 il a esquissé les grandes lignes d’une politique de détente qui permettrait de résoudre le problème allemand dans « une Europe en état d’équilibre, de paix et ce coopération d’un bout à l’autre du territoire que lui attribue la nature »12. Certes, la personnalité et le style de François Mitterrand ne sauraient être comparés à ceux du fondateur de la Vème République mais on peut soutenir que la politique étrangère qu’il a conduite pendant la période cruciale ouverte par la chute du mur de Berlin s’inscrit dans la continuité de la politique gaulliste et s’articule étroitement à la politique de détente amorcée au milieu des années 1960 pour surmonter la division du continent en sphères d’influence. On regrette que Andreas Rödder n’ait pas intégré dans son livre l’apport de Frédéric Bozo à l’histoire de 10 « Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande. De Yalta à Maastricht » - Paris, Odile Jacob, 2005 11 Conférence de presse du 25 mars 1959 - « Discours et messages », tome III - Paris, Plon, 1970 12 Conférence de presse du 4 février 1965 – « Discours et messages », tome IV – Paris, Plon , 1970
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l’unification allemande et ait négligé la contribution de la diplomatie française au règlement des aspects extérieurs de la question allemande dans le cadre des négociations dites 2+4.13 En élargissant le champ de ses investigations sur la politique française vis-à-vis de l’Allemagne il aurait sans doute été amené à prendre ses distances par rapport aux jugements téméraires qu’elle inspire parfois à ses détracteurs.
Jean Klein Professeur émérite de l’Université Paris1 (Panthéon-Sorbonne)
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