A propos de Walter SCHUTZE
Un observateur engagé de l’Allemagne et des relations franco-allemandes
Walter Schütze, qui fut Secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (CERFA) de 1960 à 1991 nous a quitté l’an dernier peu avant Noël. Tous ceux qui l’ont connu se souviennent de l’ampleur et de la qualité de ses contributions à l’élucidation des problèmes soulevés par l’organisation de la sécurité en Europe et le règlement du problème allemand. En effet, pendant plus de trente ans de vie professionnelle, il s’est consacré à l’analyse approfondie des relations franco-allemandes et des relations Est-Ouest et loin d’aborder ces questions du point de vue de Sirius, il s’impliquait personnellement dans les débats qu’elles suscitaient aussi bien dans le monde occidental que dans les pays du camp socialiste. Une telle démarche était conforme à la mission que le gouvernement français et le gouvernement fédéral allemand avaient assigné au CERFA lors de sa création en 1954 : examiner l’état présent des relations franco-allemandes, préciser les problèmes concrets qu’elles posent et rechercher des solutions pratiques susceptibles d’être adoptées par les deux parties.
Walter Schütze était d’autant plus enclin à adopter la posture d’un observateur engagé que sa participation à la seconde guerre mondiale sous l’uniforme de la Wehrmacht à l’âge de 18 ans et le souvenir des épreuves que son pays avait subies sous le régime nazi l’avaient convaincu de la nécessité d’œuvrer en faveur de la paix en Europe et de créer les conditions permettant au peuple allemand de recouvrer son unité dans la liberté. Pour atteindre cet objectif, il s’agissait dans un premier temps de réduire les tensions entre les deux organisations politico-militaires - OTAN et Organisation du Pacte de Varsovie - qui se faisaient face sur le continent et de favoriser le rapprochement entre les deux parties de l’Europe par une coopération diversifiée entre Etats à régimes politiques et économiques différents. Mais par delà l’aménagement du statu quo dans le cadre des alliances existantes conformément aux recommandations du rapport Harmel de 1967, il convenait de viser l’instauration d’un « ordre de paix » (Europäische Friedensordnung) qui se substituerait à l’ordre bipolaire et permettrait aux Européens de s’émanciper de la tutelle des deux Grands. Une réduction mutuelle et équilibrée des forces déployées en Europe centrale ferait partie intégrante du régime mis en place pour garantir la sécurité de toutes les parties contractantes. C’est dans cette perspective que s’inscrivaient les « modèles de sécurité européenne » élaborés dans le cadre du CERFA et publiées par le Centre d’Etudes de Politique Etrangère (CEPE) au début de l’année 1968.1
Les modèles du CEPE procédaient d’un exercice de type prospectif destiné à stimuler la réflexion sur les voies et les moyens d’une politique de détente dont la visée était le dépassement du « système des blocs ». A cet égard, ils correspondaient à l’esprit du temps puisque le général de Gaulle avait indiqué dans sa conférence de presse du 4 février 1965 que le problème allemand ne pouvait être réglé d’une manière satisfaisante que dans le cadre d’une « Europe en état d’équilibre, de paix et de coopération d’un bout à l’autre du territoire que lui attribue la nature ». L’année suivante il inaugurait par son voyage à Moscou une politique qui tendait à favoriser le rapprochement entre les Etats que séparaient les barrières artificielles de la guerre froide et à promouvoir un système de sécurité qui permettrait de surmonter la division de l’Allemagne et offrirait aux Européens la possibilité de faire valoir leurs intérêts propres. De son côté, la République fédérale d’Allemagne (RFA) s’était engagée prudemment dans une politique d’ouverture vers l’Est (Ostpolitik) et ses dirigeants avaient renoncé à poser le préalable de l’unification par la voie d’élections libres dans leurs tractations avec les pays de l’Est. Ce processus fut amorcé par le gouvernement de grande coalition dirigé par le chancelier Kurt Georg Kiesinger (1966-1969) mais c’est sous le gouvernement de petite coalition dirigé par l’ancien bourgmestre de Berlin-Ouest, Willy Brandt, qu’il produisit ses fruits. Se fondant sur les principes énoncés par Egon Bahr lors d’une session de l’Académie évangélique de Tutzing, le 15 juillet 1963, et résumés par la formule du « changement par le rapprochement (Wandel durch Annäherung), le gouvernement de Bonn négocia avec succès des accords qui prenaient acte des réalités politiques et territoriales issues de la seconde guerre mondiale, comportaient l’engagement de ne pas recourir à la force pour les modifier et postulaient le renforcement de la paix par le développement des échanges et de la coopération avec les « pays socialistes européens ».
Lorsque Willy Brandt quitta le pouvoir en 1974, la phase bilatérale de l’Ostpolitik était achevée : le traité de Varsovie avait consacré l’inviolabilité de la frontière germano-polonaise le long de l’Oder-Neisse, la ratification du traité de Prague avait parachevé la normalisation des relations de la RFA avec les pays du Pacte de Varsovie et le traité sur le fondement des relations entre les deux Etats allemands (Grundlagenvertrag) reconnaissait la souveraineté de la RDA tout en préservant le droit du peuple allemand de recouvrer son unité par une libre autodétermination. Toutefois les espoirs de ceux qui voyaient dans l’Ostpolitik le moyen de hâter la réunification de l’Allemagne furent déçus et à la fin des années 1980 beaucoup d’Allemands étaient tentés de s’accommoder de la division de leur pays pour une durée indéfinie. En revanche, la normalisation des relations entre la RFA et ses voisins orientaux et la conclusion d’un accord quadripartite sur Berlin avaient permis l’ouverture d’une conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) dont la visée était l’instauration d’un système de sécurité coopérative auquel participeraient non seulement les Etats membres des deux alliances mais également les pays neutres et non-alignés. Parallèlement à la CSCE, des négociations en vue d’une « réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe centrale » (MBFR) furent entamées à Vienne en 1973.
Walter Schütze, dont les conceptions en matière de sécurité étaient proches de celles du SPD, ne pouvait que se réjouir de l’orientation de la politique extérieure du gouvernement dirigé par Willy Brandt et de la convocation de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Cette évolution était conforme à certains des scénarios envisagés dans les modèles de sécurité européenne du CEPE et comme le Secrétaire général du CERFA avait pris une part déterminante à leur élaboration il n’est pas surprenant qu’il se soit fait l’ardent propagandiste d’une politique qui s’inscrivait dans le cadre qu’ils avaient esquissé.
Affecté en 1968 au Centre d’étude de Politique étrangère en qualité de chercheur du CNRS, j’ai été amené à collaborer régulièrement avec Walter Schütze dans la mesure où nos centres d’intérêt étaient proches et où des convergences existaient entre mon programme de recherche qui portait sur la réglementation des armements et la sécurité internationale et les travaux effectués dans le cadre du CERFA. En effet, nous étions persuadés, l’un et l’autre, que le désarmement régional était une composante essentielle d’une politique de paix en Europe et que la division de l’Allemagne ne pouvait être surmontée que par l’instauration d’un système de sécurité qui transcenderait la division du continent en sphères d’influence et permettrait aux Européens d’affirmer leur identité face aux deux Grands (Selbstbehauptung Europas). Ces préoccupations nous ont souvent conduits à participer à des débats organisés par les Instituts qui entretenaient des relations étroites avec le CEPE tels que le Forschungsinstitut de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) de Bonn et la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) de Ebenhausen en Bavière. Mais nous n’hésitions pas à aborder ces questions controversées avec des représentants des pays de l’Est, notamment dans le cadre du Politischer Klub de Berlin qui avait été créé par l’Eglise évangélique pour favoriser le dialogue Est-Ouest. Enfin, nous avons représenté le CEPE au colloque international organisé en juin 1970 par l’Institut für Internationale Beziehungen de Potsdam-Babelsberg et l’Institut für Internationale Politik und Wirtschaft de Berlin-Est pour célébrer le 25ème anniversaire des « accords de Potsdam » sur les lieux mêmes - le Cecilienhof - où ils furent conclus.
C’était la première fois qu’un Institut occidental participait à une rencontre dont la finalité était la diffusion des thèses est-allemandes pour un règlement de paix en Europe et ce à une époque où la RDA n’était pas reconnue par les pays membres de l’alliance atlantique. En sautant ce pas, il ne s’agissait pas pour le CEPE de faire preuve de complaisance à l’égard de la puissance invitante mais de saisir l‘occasion qui lui était offerte pour faire connaître les positions des gouvernements allemand et français sur une question particulièrement sensible. Ainsi nous avons été amenés à prendre nos distances par rapport aux interprétations de l’accord de Potsdam qui avaient cours dans le monde socialiste et à contester l’utilisation qui en était faite par les représentants du SED pour récuser la politique du chancelier Brandt. Toutefois, nos propos n’ont eu qu’un faible écho et l’attitude de nos interlocuteurs laissait présager que l’Ostpolitik se heurterait à des résistances vives au sein de l’establishment est-allemand. On sait que du fait de l’Abgrenzung pratiquée avec constance au cours des années suivantes par le gouvernement de la RDA, elle n’a pas porté les fruits qu’on en escomptait à l’Ouest. Certes, l’institutionnalisation des relations entre la RFA et la RDA avait permis d’améliorer le sort des Allemands de l’Est et Walter Schütze s’en réjouissait. Mais vers la fin des années 1980, il semblait avoir fait son deuil de l’unification allemande et il partageait à cet égard les sentiments de son compatriote, Egon Bahr, qui s’était lassé d’attendre la réalisation de l’objectif qu’il assignait à l’Ostpolitik et avait proposé dans son essai : « Zum europäischen Frieden. Eine Antwort auf Gorbatchev » paru en 1988 de pérenniser la division de l’Allemagne pour préserver les chances de la paix. Mais dès que se produisit la « divine surprise » de la chute du mur de Berlin, il ne douta plus du caractère inéluctable de la reconstitution de l’unité allemande et suivit avec passion les différentes étapes du processus qui déboucha, le 3 octobre 1990, sur l’accession de l’Allemagne unie à la pleine souveraineté.
S’agissant du désarmement, Walter Schütze suivait attentivement les négociations entre les Etats-Unis et l’Union soviétique en vue de la réduction de leurs arsenaux nucléaires mais il ne se faisait pas d’illusion sur la portée des accords SALT et START puisqu’ils ne mettaient pas un frein à la course qualitative aux armements. En revanche, il se souciait de leur incidence sur la stratégie de dissuasion de l’alliance et souhaitait que celle-ci fût moins tributaire des armes nucléaires tactiques dont l’emploi aurait eu des conséquences désastreuses pour les pays du champ de bataille. Comme tous les Allemands, il était hanté par le spectre d’une guerre nucléaire limitée dans l’hypothèse d’une riposte sélective (flexible response) des forces de l’OTAN pour contenir la progression des armées du Pacte de Varsovie. Pour parer cette menace il ne voyait d’autre alternative à moyen terme que l’élévation du seuil nucléaire par le renforcement des forces classiques assignées à la défense de l’avant ou la correction des asymétries dans le rapport des forces entre les deux camps par la conclusion d’un accord de désarmement régional.
Ainsi s’expliquent l’intérêt qu’il a porté aux négociations sur la réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe centrale (MBFR) et son ralliement à l’idée française d’une conférence sur la réduction des « forces conventionnelles » dans une zone s’étendant de l’Atlantique à l’Oural (CDE). Par ailleurs, il s’est fortement impliqué dans le débat sur les « euromissiles » après la double décision de l’OTAN du 12 décembre 1979 qui prévoyait, d’une part, de déployer sur le territoire de 5 pays européens des missiles de portée intermédiaire pour faire pièce aux fusées soviétiques de type SS-20 et, d’autre part, d’ouvrir une négociation avec l’URSS en vue d’une réduction concertée de ces systèmes d’armes. Walter Schütze était favorable à une solution diplomatique et privilégiait « l’option zéro » mais il craignait que la politique de confrontation avec l’URSS engagée par le Président Reagan pendant son premier mandat ne compromette la réalisation de cet objectif. On trouve le reflet de ces appréhensions dans les nombreux écrits qu’il a consacrés aux négociations de Genève sur la limitation des forces nucléaires de portée intermédiaire et bien que le traité signé à Washington le 8 décembre 1987 ait prévu leur élimination totale, la question des armes nucléaires de courte portée restait entière. Elle ne pouvait laisser indifférent un esprit aussi sensible que Walter Schütze aux dangers de l’âge nucléaire et violemment hostile à une défense de son pays avec des moyens dont l’emploi aurait été suicidaire.
Je ne rendrais pas justice à la personne et à l’œuvre de mon ami Walter Schütze si je me bornais à évoquer les moments où notre connivence intellectuelle se manifestait à propos du traitement des questions relatives à l’organisation de la sécurité européenne. C’est que la fonction de secrétaire général du CERFA qu’il a exercée aussi bien dans le cadre du Centre d’Etudes de Politique Etrangère (CEPE) que dans celui de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) qui lui succéda en 1979 l’ont conduit à élargir le champ de ses activités et à mettre l’accent sur l’analyse des facteurs internes et externes qui conditionnaient la coopération franco-allemande. Sa formation intellectuelle, sa maîtrise de trois langues et une capacité de travail exceptionnelle le prédisposaient à accomplir cette tâche et il s’en est acquitté à la satisfaction des décideurs politiques à Paris et à Bonn et de tous ceux qui recherchaient une information fiable sur la question allemande et les relations Est-Ouest. En 1983, le gouvernement de Bonn lui a décerné le Verdienstkreuz am Bande pour services rendus à la RFA et aux relations franco-allemandes et cette admission dans l’Ordre du Mérite allemand se justifiait pleinement eu égard au parcours du récipiendaire.
Dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, Walter Schütze a fréquenté les Universités de Göttingen, Bonn et Cologne où il a acquis des diplômes en Histoire, en Droit international public et en Civilisation anglaise (Anglistik). Pendant la préparation de sa thèse de doctorat sur « La politique de Bismarck vue à travers la presse française » il effectua des recherches dans les bibliothèques parisiennes tout en suivant le cycle d’enseignement réservé aux étrangers à l’Institut d’Etudes Politiques de la rue Saint Guillaume. Après l’obtention du titre de « docteur en philosophie » de l’Université de Göttingen en 1957 il noua des contacts avec l’association allemande de politique étrangère (DGAP) et c’est par ce biais qu’il fut associé avec son frère jumeau, Günther, au lancement du CERFA avant d’en devenir le secrétaire général en 1960. A la même époque, il fut chargé d’une chronique quotidienne sur les questions franco-allemandes et la politique internationale dans l’émission en langue allemande de l’ORTF et il l‘assura de 1960 à 1965. Enfin pendant toute la durée de sa vie professionnelle et même dans les années qui ont suivi sa retraite il a multiplié les interventions dans des colloques internationaux, collaboré régulièrement à des revues spécialisées (« Allemagne(s) d’aujourd’hui » en faisait partie) et donné des consultations sous forme de rapports bien informés et solidement argumentés à des établissements d’enseignement supérieur comme l’Institut universitaire des Hautes Etudes Internationales de Genève ou à des Fondations comme la Friedrich-Ebert-Stiftung. Son œuvre écrite est considérable mais difficile d’accès car elle est disséminée dans des recueils collectifs et des publications périodiques dont certaines ont disparu. Toutefois, il convient de signaler l’ouvrage paru en 1983 chez Haag+Herchen sous le titre « Frankreichs Verteidigungspolitik (1958-1983) » dont l’objet était d’initier aux arcanes de la politique de défense de la France un public allemand déconcerté par le discours du Président Mitterrand devant le Bundestag en pleine bataille des euromissiles. C’est une préoccupation du même ordre et plus généralement le souci d’attirer l’attention de ses compatriotes sur la problématique des armes nucléaires qui avait conduit Walter Schütze à traduire en allemand le livre du général Gallois : « Les paradoxes de la paix » (Der paradoxe Frieden) et le recueil d’essais sur la prolifération nucléaire publié en 1966 sous la direction de Alastair Buchan : « A world of nuclear powers ?» (Eine Welt von Nuklearmächten ?).
Le départ de Walter Schütze endeuille le monde des germanistes et des analystes des politiques de défense et de sécurité et tous ceux qui l’ont connu n’oublieront pas son intelligence incisive et le non-conformisme dont il faisait preuve en abordant les problèmes soulevés par la coopération franco-allemande et le maintien de la paix à l’âge nucléaire. A cet égard ses écrits n’ont pas vieilli et les problèmes qu’il avait décelés dans les relations entre la France et l’Allemagne à l’époque de la guerre froide subsistent et se sont même aggravés depuis la fin de l’ordre bipolaire. En outre, si certaines de ses prévisions ne se sont pas réalisées notamment en ce qui concerne le rôle de l’OSCE dans l’organisation de la sécurité en Europe, on ne peut que souscrire au jugement sévère qu’il portait ces dernières années sur l’inconsistance de la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne et sur les ambivalences de l’élargissement de l’OTAN et du rôle qu’elle serait appelée à jouer face à la Russie. Ses amis ne laissaient pas d’être frappés par le désenchantement de ses propos sur l’évolution du monde mais étaient toujours aussi sensibles à sa vaste culture, à l’alacrité de son esprit et à sa courtoisie innée. Ils ressentent aujourd’hui un vide qui les affecte plus qu’ils ne sauraient dire.
Jean Klein
Professeur émérite de l’Université Paris1 (Panthéon-Sorbonne)
Paru dans la revue « Allemagne d’aujourd’hui », N°211 (janvier-mars 2015)
1 Voir la revue « Politique Etrangère », N°6/1967. La philosophie des modèles de sécurité a été présentée par le contrôleur général Pierre Genevey dans son article : « Détente en Europe ».
Ajouter un commentaire